L'obligation de débarquement au sein de la Politique Commune de la Pêche au sein de l'Union européenne
Ecrit par Sixtine Bernardeau
21 Janvier 2024
Le poisson à la sortie de la criée © DR
L’industrie de la pêche fait vivre 3 milliards de personnes dans le monde, alors pour répondre aux besoins de populations le secteur de la pêche s’est industrialisé, passant des petits bateaux de pêche à de véritables navires-usines de plusieurs centaines de mètres.
Mais ces navires toujours plus gros, toujours plus performants sont à l’origine de nombreux problèmes qui au bout du compte mettent en péril la filière pêche : surpêche1, pêche fantôme, prises accessoires, sans compter les prises indésirées qui sont rejetées à la mer et qui en grande majorité ne survivent pas…
Et c’est à ce dernier problème que l’Union européenne a voulu s’attaquer, en effet les rejets représentent une grande partie des captures par les navires de pêche (Au début des années 2 000 : 40 à 60 % des plies pêchées au Chalut en Manche et Mer du Nord étaient rejetées)2, espèces interdites à la pêche ou hors quotas, spécimens trop petits ou sans valeur commerciale, les pêcheurs ne veulent pas de ces poissons dans leurs cales et les rejettent donc en mer. Si une partie peut survivre, c’est le cas de la langoustine dont il a été démontré un taux de survie élevé3, la grande majorité des espèces qui font l’objet de rejets ne survivent pas soit parce qu’elles sont déjà mortes avant de toucher l’eau soit parce qu’elles sont en trop mauvais état pour survivre.
Alors, pour remédier à ce gaspillage de ressources, l’Union européenne a décidé d’introduire dans sa politique commune de la pêche (PCP) une nouvelle mesure : l’obligation de débarquement.
Qu’est-ce que la politique commune de la pêche?
La politique commune de la pêche est une politique élaborée au niveau de l’Union européenne depuis 1982, afin d’harmoniser les législations relatives à la pêche des États membres, en effet la pêche relève de la compétence exclusive de l’Union Européenne, c’est elle qui dicte à ses Etats membres la politique qu’ils devront mener en interne concernant la pêche.
Parmi les mesures de conservation prises par l’Union européenne dans le cadre de cette PCP il est possible de citer l’utilisation des TACs (Taux Admissibles de Captures) « quantités maximales de poissons d’une espèces pouvant être prélevées sur une zone et une période délimitées »4 et des quotas qui sont répartis entre les États membres, une fois le quota de l’État membre épuisé il ne pourra plus capturer l’espèce concernée.
L’obligation de débarquement, quant à elle est issue du Règlement (UE) n°1380/2013 du Parlement et du Conseil du 11 décembre 2013 relatif à la politique commune des pêches. Ce règlement était l’occasion pour l’UE de réviser sa PCP comme elle le fait tous les dix ans depuis 1982, c’est donc à cette occasion que l’obligation de débarquement a été consacrée dans le droit européen.
Qu’est-ce que l’obligation de débarquement ?
Concrètement, l’obligation de débarquement consiste pour les pêcheurs de l’Union européenne, à débarquer à terre toutes les espèces qu’ils ont capturé. Qu’il s’agisse de poissons trop petits, hors quotas ou sans valeur commerciale, les pêcheurs n’ont désormais plus le droit de les rejeter en mer.
Cette mesure a été rendue obligatoire de façon progressive entre 2015 et 2019 :
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A compter du 1er janvier 2015 pour les pêcheries de petits et grands pélagiques
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A compter du 1er janvier 2016 pour les pêcheries démersales hors Méditerranée
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A compter du 1er janvier 2027 pour les pêcheries démersales en Méditerranée5
Mais l’obligation de débarquement ne concerne en réalité que les espèces qui sont soumises à des quotas ou à des tailles minimales de captures pour les espèces pêchées en Méditerranée. Ainsi certaines espèces peuvent toujours être rejetées en mer : les espèces dont la pêche est interdite, les espèces pour lesquelles des preuves scientifiques démontrent de haut taux de survie après rejet et les captures relevant de l’exemption de minimis6. Si les deux premières exemptions ne semblent pas poser de problème de compréhension, l’exemption de minimis mérite quelques explications : il s’agit ici de permettre aux pêcheurs de rejeter une partie des captures (faisant l’objet de quotas ou de tailles minimales de captures), ces rejets ne doivent cependant représenter qu’une petite partie du volume annuel des captures, ainsi le règlement 1380/2013 précise qu’en l’absence de dispositions plus restrictives l’exemption de minimis ne doit pas représenter plus de 5 % des captures annuelles de toutes les espèces soumises à l’obligation de débarquement7
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L’objectif de l’Union européenne en prenant une telle mesure est clair : inciter les pêcheurs à plus de sélectivité dans leurs captures8, afin de ne pêcher que des espèces pouvant être valorisées commercialement et ainsi ne pas remplir les cales avec des poissons non désirés. Afin de répondre à cet objectif, les initiatives se sont multipliées :
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Arrêté du 27 mai 2016 : Grilles sélectives pour la pêche à la langoustine, d’espacement de 13 mm entre les barreaux ronds9
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Projet CELSELEC : amélioration de la sélectivité des chalutiers hauturiers en mer celtique (2013-2016)10
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Projet REDRESSE : réduction des rejets et amélioration de la sélectivité dans le Golfe de Gascogne (test de grille semi-rigide pour la pêche de langoustine)11
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Projet OPTISEL : grilles à langoustines12
Afin de mettre en œuvre l’obligation de débarquement le Règlement 1380/2013 précise que des plans pluriannuels doivent être élaborés conformément aux articles 9 et 10 dudit Règlement13. Mais l’Union européenne, consciente que la mise en œuvre de l’obligation peut poser des problèmes notamment s’agissant de l’imputation des prises indésirées sur les quotas a fait preuve de flexibilité en laissant la possibilité aux Etats de recourir à la flexibilité interannuelle : l’État pourra autoriser le débarquement de captures supplémentaires jusqu’à 10 % du quota qui lui a été alloué14.
D’autre part, une bourse d’échange des quotas a été mise en place sous impulsion française afin d’aider les États qui ne disposaient pas de quotas de couvrir leurs prises indésirées15.
L’obligation de débarquement, une mesure appliquée ?
Bien sûr l’obligation de débarquement ne concerne que les pêcheurs professionnels, mais ceux-ci n’ont pas fait un très bon accueil à cette nouvelle mesure, loin de là, l’Union européenne n’ayant pas pris la peine de consulter les acteurs de la filière pêche et encore moins d’ouvrir un dialogue avec eux16.
Or, ce manque d’acceptabilité de la mesure entraîne un second constat : l’obligation de débarquement est très peu appliquée. Mais au-delà d’être un simple manque de volonté, la non-application de l’obligation s’explique par des causes réelles, Youen Vermard, halieute de l’unité écologie et modèles pour l’halieutique au centre Atlantique de l’Ifremer à Nantes, dégage trois freins principaux17 :
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La difficulté technique à « Trier sur le fond plutôt que sur le pont » : même s’il existe de nouveaux engins plus sélectifs, ils sont encore peu utilisés.
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Le partage historique des quotas : le partage des quotas serait inégal entre les États membres et certains ont aujourd’hui des quotas qui ne représentent pas les espèces capturées, épuisant ainsi trop rapidement leurs quotas (exemple du Danemark qui détient un petit quota pour le merlu qui était peu présent dans ses eaux en 1980 quand les quotas ont été mis en œuvre, mais qui aujourd’hui augmente et se porte bien, les pêcheurs danois ont donc du mal à l’éviter et le quota est vite épuisé) – mais alors quid de la bourse d’échange des quotas ventée par le Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation en 2019 ?
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La difficulté de contrôle en mer.
La Synthèse des difficultés de mise en œuvre de l’obligation de débarquement réalisée par le Comité départemental des pêches maritimes et des élevages marins du Finistère en juin 2018 permet d’élaborer un peu plus sur ces difficultés et d’en mettre en lumière de nouvelles.
Le comité soulève une inquiétude : lorsqu’il n’existe pas ou plus de quotas pour une espèce, les pêcheurs risquent de préférer rester à quai par crainte de capturer ces espèces, cela représenterait un manque à gagner important pour eux. Cette question avait également été soulevée par M. Canévet devant le Sénat et le Ministre de l’Agriculture de l’époque avait répondu en rappelant le travail de la France pour une mise en œuvre souple de l’obligation18.
Concernant la difficulté de contrôle en mer, le Comité départemental des pêches maritimes et des élevages marins du Finistère partage le pessimisme de Youen Vermard, puisque selon lui le contrôle est particulièrement difficile à mettre en place, s’il a été envisagé d’installer des caméras sur les navires (comme ce fut le cas sur le « Scrombus » en octobre 2023)19, hors navires congélateurs pour lesquels l’installation de caméra est déjà prévue, il faut noter que cette mesure est très mal acceptée par les professionnels de la pêche. De plus, la question du coût du contrôle est soulevée.
Il faut également se poser la question du débarquement des captures indésirées. Le Règlement 1380/2013 prévoit que les captures visées par le débarquement ne peuvent être utilisées pour la consommation humaine et devront donc être transformé en d’autres produits comme des farines ou huiles de poisson, des aliments pour animaux, des produits pharmaceutiques ou cosmétiques20. Cependant plusieurs problématiques découlent du débarquement de ces captures indésirées selon ne Comité départemental des pêches maritimes et des élevages marins du Finistère21, d’abord c’est une augmentation considérable du temps de travail des pêcheurs qui doivent trier et compartimenter les espèces commercialisables ou non à bord, il faudra également adapter les navires à avoir deux types de marchandises à bord ce qui représente un investissement important pour les navires, et pour ceux qui ne peuvent pas se permettre ces investissements ils devront se résoudre à faire des retours à terre plus nombreux afin de débarquer plus régulièrement leurs captures, impactant leur consommation de carburant et donc leur rentabilité.
Une fois à terre, il faudra aussi mettre en place deux flux de marchandises, le premier pour les captures destinées à la commercialisation et le second pour les captures indésirées, il faudra donc adapter les infrastructures portuaires et les criées.
Mais surtout ces captures indésirées sont difficilement valorisables pour les pêcheurs, en effet le Règlement 1380/2013 proscrit la création d’un marché pour ces captures22 pourtant cela permettrait aux pêcheurs de compenser les coûts occasionnés par cette nouvelle obligation.
Alors face à ces difficultés seul le temps permettra de déterminer de la viabilité de cette obligation de débarquement qui pourtant visait à une meilleure gestion des stocks.
Un premier rapport de l’Observatoire européen des marchés des produits de la pêche et de l’aquaculture (Eumofa) à propos de l’obligation de débarquement a d’ores et déjà permis de constater que de nombreux pêcheurs et Etats membres ne remplissaient pas ou mal leurs déclarations de débarquement, l’Eumofa encourage d’autre part un rapprochement entre les criées et les sociétés de farines et huiles de poissons, seules débouchées viables pour les captures indésirées selon elle. Ce rapprochement permettrait de réduire le coût pour les pêcheurs ce qui rendrait le débarquement plus acceptable pour ces derniers23.
1 En 2009, 88 % des stocks européens étaient surexploités. Guidedesespeces.org, Politique commune de la pêche au sein de l’Union Européenne, mai 2023
2 IFREMER, Peut-on mettre fin aux prises accessoires ?, 4 février 2022
3 AGLIA & IFREMER, Evaluation du taux de survie des captures indésirées de langoustines Nephrops norvegicus capturées au chalut de fond dans le golfe de Gascogne, Aout 2016
4 IFREMER, Les TAC et quotas, consultable à l’adresse : https://peche.ifremer.fr/Le-monde-de-la-peche/La-gestion/comment/4.-Decisions/TAC-et-quotas
5 Ministère de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire, Pêche : obligation de débarquement des captures, 22 février 2019
6 Article 15 §4 Règlement (UE) n°1380/2013 du Parlement et du Conseil du 11 déc. 2013 relatif à la politique commune de la pêche
7 Article 15 §7 Règlement n°1380/2013 précité
8 Objectif affirmé par M. Didier Guillaume, Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation en réponse à une question de M. Michel Canévet (Finistère – UC), devant le Sénat, 14 fév. 2019
9 Annexe VIII, VI. - Mesures Techniques, 3., Arrêté du 27 mai 2016 fixant les modalités de gestion de gestion des régimes d’autorisations européennes et nationales de pêche contingentées pour l’exercice de la pêche professionnelle en zone FAO 27
10 Comité départemental des pêches maritimes et des élevages marins du Finistère, SYNTHESE DES DIFFICULTES DE MISE EN OEUVRE DE L’OBLIGATION DE DEBARQUEMENT, juin 2018
11 Comité départemental des pêches maritimes et des élevages marins du Finistère, SYNTHESE DES DIFFICULTES DE MISE EN OEUVRE DE L’OBLIGATION DE DEBARQUEMENT, juin 2018
12 AGLIA, Projet OPTISEL – OPTimisation de la SELectivité, Janvier 2019
13 Article 15 §5 Règlement 1380/2013 précité
14 Article 15 §9 Règlement 1380/2013 précité
15 M. Didier Guillaume, Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation en réponse à une question de M. Michel Canévet (Finistère – UC), devant le Sénat, 14 fév. 2019
16 Guidedesespeces.org, Politique commune de la pêche au sein de l’Union Européenne, mai 2023
17 IFREMER, Peut-on mettre fin aux prises accessoires ?, 4 fév. 2022
18 M. Didier Guillaume, Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation en réponse à une question de M. Michel Canévet (Finistère – UC), devant le Sénat, 14 fév. 2019
19 Des caméras à bord du « Scrombus » pour le contrôle de l’obligation de débarquement, Le Marin, 13 octobre 2023
20 Article 15 §11 Règlement 1380/2013 précité
21 Comité départemental des pêches maritimes et des élevages marins du Finistère, SYNTHESE DES DIFFICULTES DE MISE EN OEUVRE DE L’OBLIGATION DE DEBARQUEMENT, juin 2018
22 « La PCP vise en particulier à […] utiliser au mieux les captures indésirées sans pour autant créer un marché pour ces captures dont la taille est inférieure à la taille minimale de référence de conservation » Article 2 §5 Règlement 1380/2013 précité
23 Obligation de débarquement : quel débouché pour les captures ?, Le Marin, 26 fév. 2020
BIBLIOGRAPHIE:
Rapports :
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AGLIA & IFREMER, Évaluation du taux de survie des captures indésirées de langoustines Nephrops norvegicus capturées au chalut de fond dans le golfe de Gascogne, Aout 2016
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Comité départemental des pêches maritimes et des élevages marins du Finistère, SYNTHESE DES DIFFICULTES DE MISE EN OEUVRE DE L’OBLIGATION DE DEBARQUEMENT, juin 2018
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AGLIA, Projet OPTISEL – OPTimisation de la SELectivité, Janvier 2019
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Question de M. Michel Canévet (Finistère – UC) à M. Didier Guillaume, Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation devant le Sénat, 14 fév. 2019, https://www.senat.fr/questions/base/2019/qSEQ19020635S.html
Articles scientifiques :
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IFREMER, Peut-on mettre fin aux prises accessoires ?, 4 février 2022, https://www.ifremer.fr/fr/ressources/peche-peut-mettre-fin-aux-prises-accessoires
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IFREMER, Les TAC et quotas, https://peche.ifremer.fr/Le-monde-de-la-peche/La-gestion/comment/4.-Decisions/TAC-et-quotas
Articles grand public :
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Politique commune de la pêche au sein de l’Union Européenne, mai 2023, https://guidedesespeces.org/fr/politique-commune-de-la-peche-au-sein-de-lunion-europeenne
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Ministère de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire, Pêche : obligation de débarquement des captures, 22 février 2019
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Des caméras à bord du « Scombrus » pour le contrôle de l’obligation de débarquement, Le Marin, 13 octobre 2023, https://lemarin.ouest-france.fr/peche/des-cameras-a-bord-du-scombrus-pour-le-controle-de-lobligation-de-debarquement-b43555c7-bb09-45d5-84e4-37ca264034ca
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Obligation de débarquement : quel débouché pour les captures, Le Marin, 26 fév. 2020, https://lemarin.ouest-france.fr/peche/obligation-de-debarquement-quel-debouche-pour-les-captures-c281b69d-f903-4337-a4a1-9931ea83f3b0
Sources primaires :
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Arrêté du 27 mai 2016 fixant les modalités de gestion de gestion des régimes d’autorisations européennes et nationales de pêche contingentées pour l’exercice de la pêche professionnelle en zone FAO 27
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Règlement (UE) n°1380/2013 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2013 relatif à la politique commune de la pêche