Les pavillons de navires : entre flexibilité et complaisance
Par Manon Douineau et Manon Exare
Le 16 octobre 2024, à la faculté de droit de Nantes, s’est tenu un colloque portant sur les pavillons de navires et les liens entre flexibilité et complaisance.
Le colloque a débuté par une présentation historique des pavillons de navires par Isabelle Delumeau, enseignant chercheur à l’École navale. Traditionnellement, le pavillon est présenté comme un symbole que l’on dispose sur un navire. Déjà sous le système féodal, le pavillon battu par les navires signifiait l’appartenance à un État, et il devait être à tout prix défendu lors des batailles navales. En effet, la capture du pavillon lors d’une bataille navale est signe de victoire. Isabelle Delumeau précisa que le pavillon avait pu être utilisé à des fins de ruse dans un contexte de guerre où les navires pouvaient se ‘déguiser’ ou dans le commerce où les navires battaient un pavillon ‘neutre’ afin de protéger la cargaison.
Philippe Hrodej (maitre de conférences à l’Université Bretagne Sud) et Olivier Corre (docteur en histoire) ont ajouté que la couleur du pavillon démontrait du régime en place. Les pavillons royaux étaient distinctifs et il était nécessaire pour les autres navires de saluer le pavillon blanc en signe de respect de l’autorité royale. Si sous l’Ancien Régime le pavillon consistait en une fleur de lys sur fond bleu, la fleur de lys a été remplacée par un coin blanc à la fin de l’Ancien Régime. Le pavillon tricolore a, quant à lui, été adopté par décret en 1790.
Par la suite, Isabelle Delumeau a précisé que le pavillon neutre avait été utilisé comme une sorte de pavillon de complaisance avant l’heure. Puis la véritable notion de complaisance émergea au XXe siècle aux Etats-Unis, dans le contexte de la prohibition. Les armateurs décidèrent de fuir les pavillons traditionnels en s’immatriculant au Panama ou au Honduras afin de continuer le commerce d’alcool aux Etats-Unis. La pratique perdura pendant la Seconde guerre mondiale où les armateurs ont contourné l’interdiction donnée aux navires américains de se rendre dans les eaux en guerre en immatriculant les navires dans d’autres États moins contraignants.
L’émergence de la complaisance au XXe siècle a posé des questions quant à l’existence du lien substantiel entre l’État du pavillon et le navire. Valérie Boré Eveno, maitre de conférences à Nantes Université, a clarifié la nécessité d’un lien substantiel entre l’État du pavillon et le navire, au regard de la Convention de Montego Bay de 1982. L’existence de ce lien permet de déterminer la complaisance de certains États et de lutter contre celle-ci. Ce lien substantiel se manifeste par un contrôle effectif obligatoire de l’État du pavillon sur ses navires. En revanche, le Tribunal International du Droit de la Mer (TIDM) est venu tempérer l’interprétation donnée à la Convention de Montego Bay en précisant que l’absence de lien substantiel entre un État et un navire battant son pavillon ne signifiait pas la non nationalité du navire. Toutefois, se pose une limite du lien substantiel, les États qui ne présentent pas de lien substantiel avec leurs navires ne sont en réalité pas sanctionnés. Une potentielle sanction telle que la non reconnaissance de la nationalité des navires battant pavillon d’un État de complaisance entraînerait l’existence de navires apatrides et se révèlerait contre-productif. En effet, les navires et leurs équipages seraient encore moins protégés que sous un pavillon de complaisance.
Le développement des pavillons de complaisance, au-delà d’interroger sur le lien substantiel, interroge également sur l’existence d’une manœuvre déloyale de la part des États de complaisance. Cette question, présentée par la doctorante Anna Stadler, revient sur la possibilité en droit international de ne pas reconnaître les situations naissant de pratiques déloyales. Ainsi, les navires battant pavillon de complaisance et opérant des manœuvres frauduleuses non contrôlées par l’État du pavillon pourraient ne pas être reconnus et donc considérés comme non immatriculés. Et pourtant, la libre immatriculation est considérée comme un principe international essentiel pour les armateurs et les États.
Maitre de conférences à l’Université des Antilles, Yann Tephany ajouta que si la complaisance peut être considérée comme une manœuvre déloyale, elle ne signifie pas nécessairement la malhonnêteté de l’État du pavillon mais plutôt un manque de moyens. Pour pallier à cette difficulté et pour contrer les actes illicites commis par les armateurs malhonnêtes, la Convention contre le trafic de stupéfiants (SUA) prévoit qu’un État tiers peut intervenir contre un navire battant pavillon complaisant si l’État du pavillon l’accepte. Il est à noter que les États du pavillon, même complaisants, sont en réalité assez coopératifs.
Les États du port ont également leur rôle à jouer dans la lutte contre les actes illicites par le biais d’échanges d’information et de contrôles harmonisés tels que le ‘Port State Control’ dans l’Union européenne. Les États du port peuvent ainsi établir la liste des navires et des pavillons à risque. Yann Tephany précisa que si un État de complaisance est peu coopératif, il est considéré comme défaillant ; ses navires peuvent ainsi être interdits d’entrée dans les ports et des pressions diplomatiques peuvent être exercées. Gaëtan Balan, maitre de conférences à l’Université Catholique de Lyon, ajouta que le but de l’État du port est de compléter le contrôle initialement opéré par l’État du pavillon. Par conséquent, pour permettre des contrôles effectifs, les États du port et États du pavillon doivent s’accorder, l’État du port ne pouvant à lui seul freiner la complaisance.
Ensuite, Peter Langlais, docteur en droit et avocat, développa un second instrument de lutte contre la complaisance au sein de l’Union européenne qui est l’harmonisation des règles de sécurité dans l’Union. Afin d’éviter toute dérive, depuis 1999, la Commission européenne est la seule à pouvoir accréditer les sociétés de classification afin d’assurer que la législation européenne est bien respectée par les acteurs. Par ailleurs des agences, notamment l’EMSA (Agence Européenne de Sécurité Maritime) et des systèmes d’information ont été créés afin d’assurer que les États membres de l’Union ne fassent pas dériver leurs pratiques vers la complaisance.
Le dernier point abordé lors du colloque fut les conséquences sociales de la complaisance. Anna Petrig, professeure à l’Université de Bâle, est intervenue en démontrant que la complaisance entraine pour les marins le risque d’être mal formés, peu ou pas payés et de travailler dans des conditions dangereuses et précaires, sans équipement adéquat. Anna Petrig précisa que parmi les actes illicites commis par les armateurs malhonnêtes mentionnés par Yann Tephany se trouve le bafouement des droits de l’Homme à bord. A ce sujet, le TIDM apporte la seule précision que l’obligation de l’État du pavillon est de moyens c’est-à-dire que l’État doit prendre les mesures adéquates, sans obligation de résultat, à prendre au regard des conventions internationales.
En complément des développements de Anna Petrig, Geoffroy Lamade, inspecteur de la Fédération internationale des ouvriers du Transport (IFT), a démontré le rôle de l’action syndicale dans l’aide apportée aux marins peu payés et travaillant dans de mauvaises conditions. Il alerte sur les pratiques des différents armateurs vis-à-vis de leurs équipages. Geoffroy Lamade a enfin rappelé l’existence d’un salaire minimum pour les marins mais inférieur à la recommandation de l’OIT (Organisation Internationale du Travail).
Le colloque se clôtura par une synthèse présentée par Gaël Piette, professeur à l’Université de Bordeaux. La conclusion du professeur Piette rappela la nécessité de lutter contre la complaisance pour des questions de sécurité maritime, environnementale et sociale. Pour lutter contre la complaisance, toutes les échelles sont à viser : internationale, communautaire et nationale. Pour finir, le professeur Piette s’interrogea : la notion de complaisance ne serait-elle pas dépassée ? En effet, les différences entre pavillons traditionnels et à libre immatriculation tendent à s'effacer. Les pavillons traditionnels ne sont pas non plus irréprochables. Les pavillons de libre immatriculation ne sont pas toujours catastrophiques. Il faut garder à l’esprit que la complaisance joue avec les limites et que d’autres pratiques plus frauduleuses se développent.