Il y a 20 ans disparaissait le Bugaled Breizh
Ecrit par Antoine Le Morvan & Basile Le Jeune
15 Janvier 2024
Il y a vingt ans jour pour jour, nous apprenions le naufrage du Bugaled Breizh. Le chalutier breton était parti de Loctudy vers les côtes britanniques quelques jours plus tôt. Aucun des cinq marins à son bord ne reverra la terre ferme.
Le chalutier des « enfants de la Bretagne » coulera en quelques dizaines de secondes. A peine le temps de lancer un appel à l’aide qu’Yves Gloaguen, Georges Lemétayer, Pascal Le Floch, Patrick Gloaguen et Éric Guillamet disparaissent dans les eaux du cap Lizard, à la pointe sud des Cornouailles anglaises.
Le bugaled Breizh a sombré en 2004 au large des Cornouailles. © Maxppp - LE DROFF
Ces vingt ans sont l’occasion pour nous de revenir sur l’un des drames qui aura le plus secoué la communauté maritime. “L’histoire du Bugaled Breizh est celle d’un double naufrage : celui du chalutier breton éponyme, mais aussi celui d’une certaine idée de la justice, d’une certaine conception de la vérité.” écrira Arnaud Montas 1.
Trente-sept secondes de naufrage et vingt ans d'interrogations
Jeudi 15 janvier 2004, 12h25. Le chalutier l’ERIDAN reçoit un appel VHF glaçant provenant du BUGALED BREIZH : « On chavire, viens vite ». Il transmet sa position, puis plus rien. L’Eridan vire son chalut en catastrophe et s’y rend. Il y retrouvera un hélicoptère dépêché par le MRCC anglais de Falmouth et un sous-marin néerlandais, le Dolfijn. Mais pas le Bugaled : il a sombré corps et biens en moins d’une minute, en plein jour et par des conditions habituelles pour la période.
Sur les quais de Loctudy, son port d’attache, les sentiments sont partagés entre émotion et incompréhension. Car le Bugaled Breizh n’était pas exactement ce que l’on peut appeler une coquille de noix. Ce chalutier de pêche arrière de 24 mètres, construit en 1987 et armé pour la pêche au large, était largement capable d’affronter de telles conditions. Il était entretenu régulièrement, disposait des titres de navigation et certificats requis, et les cinq membres d’équipage étaient qualifiés et expérimentés. Cette fois, les familles refusent de croire à la fatalité.
L’épave du Bugaled est localisée deux jours plus tard. L’Andromède, navire chasseur de mines, obtient des premières images. Glaçantes. Gisant sur bâbord, elle présente un énorme enfoncement sur son avant tribord. Pour le procureur de la République de Quimper, saisi de l’affaire, cela ne fait aucun doute : il s’agit là de l'œuvre d’un « cargo voyou » qui aurait abordé le Bugaled sans lui porter ensuite assistance. Mais ni les radars du MRCC anglais, ni les moyens de secours dépêchés sur place ne l’ont aperçu. La traque commence, puis s’éternise et s'interrompt lorsque les autorités françaises pensent tenir leur coupable : le vraquier philippin Seattle-Trader, qui présente des traces suspectes sur sa coque. Une inspection à quai, en Chine, le mettra définitivement hors de cause.
Juin 2004. Cinq mois après le naufrage, la décision de renflouer l’épave est enfin prise. Elle sort de l’eau le 9 juillet et révèle un deuxième enfoncement sur le flanc bâbord, identique au premier. L’épave est escortée jusqu’à Brest et les images sont dures. Mais la constatation est claire : le Bugaled n’a pas pu être abordé simultanément des deux flancs. En fait, il semblerait que cette terrible déformation soit due à l’implosion de la cale à poissons restée étanche alors que le navire coulait à pic. Après n’avoir jamais réellement convaincu, la thèse de l’abordage est abandonnée. Que dire alors ? Un envahissement d’eau ? Impossible. Un accident de pêche ? Pas à cet endroit. Une ombre obsède : l’hypothèse de la croche du train de pêche par un sous-marin.
Plusieurs arguments étayent cette théorie. L’analyse du train de pêche révèle que la fune bâbord (câble en acier reliant le chalut au navire) est déroulée de 140 mètres de plus que la fune tribord, ce qui impliquerait une croche de biais entraînant le navire au fond. La puissance de propulsion d’un sous-marin concorde avec la vitesse du naufrage. Enfin, des traces de titane sur la zone de frottement sont observées lors l’examen de la fune bâbord. Plusieurs rapports d’expertise concluent à la possibilité de l’implication d’un sous-marin. Deux experts de l’Ifremer affirment que seule une “ force exogène ” a pu entraîner le Bugaled dans les profondeurs à cette vitesse. L’expert maritime désigné à la Cour de cassation assurera jusqu’au bout ne pas pouvoir écarter la mise en cause d’un sous-marin. Le contre-amiral Dominique Salles, ancien commandant de SNLE, reconnaît que l’hypothèse d’une croche de la fune bâbord par le safran d’un sous-marin est “ hautement probable ” dans un rapport transmis à l’instruction le 15 juillet 2008.
La présence de nombreux sous-marins sur zone sera confirmée au fil de l’enquête. Plusieurs exercices militaires de lutte anti sous-marine s’y sont déroulés : l’exercice interalliés Aswex 2004, prévu le lendemain du naufrage et auquel participait le Dolfijn, et l’exercice hebdomadaire “ Thursday War ” impliquant des sous-marins de la Royal Navy le 15 janvier (dont l’HMS Turbulent, longtemps suspecté). Il est par ailleurs possible que d’autres sous-marins non déclarés aient tenté d’assister à ces exercices.
Le rapport d’enquête technique publié par le BEA mer en novembre 2006 écarte cette hypothèse. Pour les enquêteurs, la position des funes et des panneaux de chalut est incohérente avec une croche par un submersible, et la présence de titane sur la fune bâbord est attribuée au fait que la majorité des peintures utilisées par les navires en contiennent. Le rapport conclut à la probabilité d’une “ croche molle ”, c'est-à-dire de l’enfouissement du train de pêche sur le fond. L’ensouillage du train de pêche sur le fond est en effet visible sur les images capturées par l’Andromède. Cette hypothèse est appuyée sur plusieurs facteurs contributifs, notamment les conditions météorologiques (fort vent arrière) favorisant la survenance de ce type d’incidents. Le rapport souligne également, comme facteur conjoncturel aggravant, la possibilité de formation d’ondulations sur les fonds sablonneux par ces conditions. Enfin, des manquements de nature humaine sont identifiés comme facteurs déterminants du naufrage (inobservation des règles de sécurité, mauvaise communication).
Mais cette hypothèse peine à convaincre la communauté maritime et les parties civiles. Pointé du doigt pour son “ manque d’indépendance ”, le rapport d’enquête technique est fortement critiqué à sa publication. S’il faut rappeler à ce stade que les rapports publiés par le BEA ne peuvent pas servir d’éléments probatoires à destination de l’instruction judiciaire, celui-ci souligne l’opposition des hypothèses qui seront défendues au cours de la procédure.
Le droit face au naufrage du Bugaled Breizh : un sentiment d’impuissance ?
Vingt ans se sont écoulés depuis le naufrage du Bugaled Breizh. Si l’épave du chalutier, “cercueil vide, vide de vérité”2 a été démantelée en avril 2023 à l’arsenal de Brest, le sentiment d’injustice n’a lui pas disparu sur le port de Loctudy.
Cette justice aura pourtant bien tenté de comprendre, d’apporter des réponses. Le jeudi 15 janvier 2004, à la découverte des corps des deux premiers marins, ceux d’Yves Gloaguen et de Pascal Le Floch, le procureur de la République de Quimper se saisit de l’affaire. “Débute alors une longue procédure, souvent technique et parfois décevante, qui durera plus de douze ans devant les tribunaux français. (...) Entre temps, l’internationalisation de l’affaire la compliquera, le secret-défense fera son œuvre, les expertises se contrediront et l’incompréhension l’emportera”3.
Après 48h, la Préfecture maritime de l’Atlantique annonce qu’un exercice militaire placé sous l’égide de l’OTAN se déroulait au sud des Cornouailles lors du naufrage, tout en écartant l’implication d’un sous-marin dans ce dernier. Le lendemain, les juges d’instruction de Quimper reprennent le dossier. Ils ouvrent, le 23 janvier 2004, une information contre X pour homicides involontaires, délit de fuite et non assistance à personne en danger. Il faudra donc attendre six mois pour que l’épave du chalutier soit renflouée. A la fin de l’année 2004, face à la pression des familles, le gouvernement demande la déclassification des journaux de bord des navires français participant à l’exercice de l’OTAN. Malgré un premier refus de la Commission Consultative du Secret de la Défense Nationale, des documents seront transmis à la justice en juillet 2006.
Les rapports fusent à cette période. Plusieurs d’entre eux voient dans l’accrochage avec un sous-marin la seule cause possible de ce naufrage en 37 secondes. Le BEA Mer, en novembre 2006, estime donc pour sa part que “l’hypothèse de l’enfouissement du train de pêche est celle qui paraît le plus en adéquation avec les constatations matérielles”. L’IFREMER contredira pourtant cette thèse dans un rapport de 2008. Le travail de la justice n’est que plus complexe devant cette difficulté à établir les causes du naufrage.
L’information judiciaire ouverte à Quimper aboutit en 2008. La procureure suit l’hypothèse privilégiée du BEA Mer et conclut à un accident de pêche. La décision de clore l’instruction est contestée par les familles qui demandent des actes complémentaires et sollicitent de nouvelles investigations. Leurs demandes sont d’abord rejetées par deux ordonnances du 18 décembre 2008, mais un complément d’enquête est finalement ordonné par la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Rennes. Par deux arrêts, en date des 27 novembre 2009 et 2 juillet 2010, la Chambre ordonne diverses mesures d'instruction complémentaires. La complexité de l’affaire conduit les juges à demander une co-saisine de leurs collègues nantais.
Suite à la découverte de nouveaux éléments à l’été 2010 concernant le HMS Turbulent, SNA britannique, une nouvelle demande de levée du secret-défense est formulée par les parties civiles. Le refus opposé par le ministère de la Défense “au nom de la séparation des pouvoirs” est confirmé le 25 octobre 2012 par une ordonnance du Président de la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Rennes prononçant un non-lieu de saisir cette dernière.
Le 4 juillet 2013, les juges d’instruction nantais remettent leurs rapports, et notifient la fin de l’instruction. Les avocats des parties civiles tentent en vain de convaincre les juges de poursuivre leur enquête à l’aide d’éléments nouveaux. Le 21 octobre, une ordonnance de refus de prolongation des investigations est établie au motif qu’« en l’absence d’éléments véritablement nouveaux et suffisamment caractérisés, il n’y a plus lieu, désormais, de poursuivre l’enquête ». Ce refus est confirmé en décembre de la même année par le président de la chambre de l'instruction.
Au printemps 2014, le procureur de la République de Nantes porte à la connaissance des familles le réquisitoire aux fins de non-lieu transmis aux juges d’instruction. Par ordonnance du 26 mai 2014, ceux-ci rendent leur décision de non-lieu, dont les parties civiles relèvent appel. Cette décision sera cependant confirmée par la chambre de l’instruction le 13 mai 2015. La Cour de Cassation, amenée à se prononcer sur l’ordonnance du 25 octobre 2012, confirme le non lieu prononcé par la Cour d’appel de Rennes. Les juges écrivent dans cet arrêt du 21 juin 2016 qu’“aucune des deux hypothèses, accident de pêche ou implication d'un sous-marin, n'a pu être vérifiée par des éléments matériels indiscutables et qu'aucun élément ne permet de supposer la présence d'un tel bâtiment dans une zone proche du naufrage (...) les investigations multiples, complexes et minutieuses accomplies durant plus de dix ans, tant en France qu'à l'étranger, n'ont pas permis d'identifier les causes du naufrage et qu'aucune investigation complémentaire n'apparaît susceptible de servir à la manifestation de la vérité”. En France, l'affaire est classée.
C'est dans la justice britannique que les familles placent alors leurs derniers espoirs.
Des cinq marins du Bugaled Breizh, les autorités françaises et anglaises n’ont retrouvé que trois corps. Celui de Patrick Gloaguen, pris au piège dans l’épave et découvert lors de son renflouement, et ceux d’Yves Gloaguen et Pascal Le Floch, repêchés dans les eaux britanniques. C’est sur la mort de ces deux derniers que la justice anglaise a tenté d’apporter des réponses, en ouvrant une enquête en 2015.
La procédure initiée en Cornouailles est particulière. Cet « inquest » n’est pas un procès. Elle ne peut accuser ou condamner : son but est avant tout d’éclaircir les circonstances de la mort des deux marins. Et c’est bien là que réside l’espoir des familles: faire surgir des éléments nouveaux pouvant servir à rouvrir l’enquête française.
Avant même l’ouverture de l’inquest, une lettre de l’ambassadeur de France à Londres à destination du juge anglais provoque la colère des familles. Celui-ci y explique l’impossibilité pour la justice britannique de statuer sur l’affaire, la procédure française étant toujours en cours devant la Cour de Cassation. Distinguant la procédure d’appel de la procédure de cassation, la Coroner (le juge anglais) écarte cette demande et ouvre trois semaines d’inquest à compter du 4 octobre 2021. Les témoignages particulièrement attendus du Commandant du HMS Turbulent, sous-marin britannique, ou des représentants de la Navy ne permettront pas d’établir des faits nouveaux : ici encore, l’hypothèse d’un accident de pêche est retenue par la Haute Cour de Londres.
Depuis vingt ans, des incohérences et des zones d’ombres ont plusieurs fois été soulevées par les familles dans leur quête de justice. De la présence de deux canots de sauvetage dont un seul appartenait au Bugaled, à la panne au Cross Gris-Nez qui empêchera d’avoir accès aux enregistrements des communications pour quelques heures de ce 15 janvier 2004. Les espoirs de voir un jour apparaître de nouveaux éléments sont aujourd’hui d’autant plus minces que les documents de préparation et de bilan de l’exercice de l’OTAN n’ont jamais été déclassifiés.
« Seule l’intervention d’un sous-marin permet de donner une explication cohérente avec les éléments du dossier, mais la poursuite des investigations pour connaître la position des SNA paraît illusoire » 4 expliquait le Tribunal de Quimper en 2008. Ainsi donc, le naufrage du Bugaled Breizh fait partie de ces affaires dans lesquelles la justice n’a pas pu ou n’a pas su apporter de réponses.
“Il est parfois des hypothèses où l’application de la loi, au fond et sur la forme, ne permet cependant pas de rendre justice, au sens premier du terme. L’affaire du Bugaled Breizh, qui s’est heurtée au mur du secret défense comme aux difficultés de l’art probatoire en mer, rejoint ainsi la liste des affaires dont le dénouement laissera un goût amer.” écrira Arnaud Montas 5.
1 Arnaud Montas, « Le Bugaled Breizh », Le Droit Maritime Français, 2017, p. 92
3 Arnaud Montas, « Le Bugaled Breizh », Le Droit Maritime Français, 2017, p. 92
4 Bugaled Breizh : un témoin et une action contre l'État (ouest-france.fr)
5 Arnaud Montas, « Le Bugaled Breizh », Le Droit Maritime Français, 2017, p. 92
Bibliographie:
bea-mer.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/RET_BUGALED_BREIZH_Site.pdf
RÉCIT. Naufrage du Bugaled Breizh : ces zones d’ombre qui restent à éclaircir (ouest-france.fr)
Bugaled Breizh : La France tente de faire capoter la procédure britannique (francetvinfo.fr)
Bugaled Breizh, 37 secondes, Pascal Bresson, Erwan Le Saëc, 2016, Locus Solus
Bugaled Breizh, L’enquête, Pascal Bodéré, 2023, Le Télégramme