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Une analyse de la sentence arbitrale rendue dans le différend maritime du Golfe de Piran entre la Slovénie et la Croatie


Par Sébastien Laignel, Capitaine de la marine marchande

Au début des années 1990, la Croatie et la Slovénie font partie de la Fédération Yougoslave. En tant qu’entité politique de la Fédération, la Croatie n’a pas de frontière officielle avec la république voisine de Slovénie. Les limites entre les différents pays ne sont qu’administratives.  À la suite de la dislocation de la Yougoslavie et de la proclamation de l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie le 25 juin 1991, les frontières administratives deviennent des frontières nationales.

La délimitation de la frontière terrestre de 650 km entre les deux pays ne pose pas de difficultés majeures, conformément aux conclusions de la commission dirigée par Robert Badinter qui stipule que les limites entre les anciennes républiques yougoslaves devaient devenir des frontières d’État.

Cependant, un différend maritime se cristallise rapidement autour de la baie de Piran (appelée baie de Savudrija par les Croates).

La baie de Piran est une baie de 19 km² présentant une ouverture de 5 km, située entre le Cap de Savudrija en Croatie et le Cap Madona sur la côte slovène. La Slovénie en revendique l’intégralité, tandis que la Croatie en revendique la moitié. En novembre 2009, la Slovénie et la Croatie confient à la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye le règlement de ce différend maritime. En juillet 2015, la Croatie se retire unilatéralement de la procédure d’arbitrage en accusant les autorités slovènes d’ingérence dans la procédure. Les autorités slovènes ont eu des contacts illicites avec l’un des arbitres. Le tribunal arbitral rend, au sujet de ces irrégularités, un avis le 30 juin 2016 dans laquelle il arme que celles-ci ne sont pas de nature à autoriser la Croatie à se retirer de la procédure.

 

La convention d’arbitrage reste par ailleurs en vigueur et le tribunal arbitral, partiellement recomposé, doit rendre une sentence sur le fond de la question. Celui-ci statue finalement, le 29 juin 2017, en attribuant les deux tiers de la baie de Piran à la Slovénie et en établissant une zone de jonction pour assurer son accès aux eaux internationales. La non-reconnaissance de cette décision par les autorités croates amène la Slovénie à déposer, le 13 juillet 2018, un recours auprès de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), pour violation des articles 2 et 4 du traité sur l’Union Européenne (TUE). Celle-ci se déclare incompétente le 31 janvier 2020. Actuellement, la solution semble être au statu quo plutôt que de poursuivre d’autres initiatives juridiques. Cet article présente les arguments ports par les deux parties dans le problème de la délimitation de la baie de Piran et sa résolution par le tribunal arbitral.

I La définition d’une baie en droit de la mer

L’article 10 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer définit une baie comme une échancrure distincte dont les eaux sont entourées par la côte, compte tenu de la pénétration à l’intérieur des terres. Cette définition est limitée aux baies ou` un seul État est riverain, excluant ainsi les ”baies historiques”, un concept non défini par la Convention.

Il convient de noter qu’avant la dislocation de la fédération, la baie était exclusivement sous la juridiction de l’état yougoslave. Avec l’indépendance, la Slovénie et la Croatie sont devenues riveraines, rendant l’application de l’article 10 impossible. Par conséquent, les revendications respectives sont davantage basées sur l’usage maritime historique de cette baie que sur le formalisme juridique.

II Le principe uti possidetis juris

L’uti possidetis juris est une règle du droit international stipulant que les frontières existantes au moment de la déclaration d’indépendance d’un territoire doivent être maintenues, sauf disposition contraire d’un traité. Ce principe vise à prévenir les conflits internes susceptibles de menacer l’indépendance et la stabilité des nouveaux États en raison de contestations frontalières. Cette règle de respect des frontières héritées de l’État prédécesseur a un caractère coutumier et confère de facto un caractère permanent à certains droits territoriaux, indépendamment des traités qui les ont établis.

La Cour internationale de Justice a expliqué ce principe dans le litige frontalier entre le Burkina Faso et la République du Mali.

En 1991, la Commission d’arbitrage Badinter propose le recours à l’uti possidetis juris pour régler les différents frontaliers apparus lors de la dissolution de la fédération de Yougoslavie  : les frontières intérieures entre les républiques sont devenues les frontières internationales entre les nouveaux États.

 III La position slovène : la survivance uti possidetis juris du statut d’eaux intérieures de la baie de Piran sur laquelle la Slovénie exerce sui generis des droits historiques

Pour la Slovénie, la baie constitue une partie intégrante de ses eaux intérieures . Selon elle, l’enjeu n’est pas de déterminer si la baie est actuellement considérée comme telle selon l’article 10 de la Convention, mais plutôt de reconnaître qu’elle l’était avant la dislocation de l’ancienne Yougoslavie, et qu’elle le demeure selon le principe uti possidetis. La Slovénie soutient également que la baie est une baie historique.

Si le principe uti possidetis permet de maintenir le statut des eaux intérieures après la proclamation de l’indépendance, il est cependant difficile de comprendre au premier abord comment son partage pourrait être à l’avantage d’un seul des états riverains. Dans la position slovène, ce principe doit donc être appliquée en conjonction avec l’argument selon lequel le pays disposerait de certains droits historiques, ce qui constituerait une exception au principe de la délimitation équidistante dans le texte de l’article 15 de la CNUDM :

Lorsque les côtes de deux États sont adjacentes ou se font face, ni l’un ni l’autre de ces États n’est en droit, sauf accord contraire entre eux, d’étendre sa mer territoriale au-delà de la ligne médiane dont tous les points sont équidistants des points les plus proches des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale de chacun des deux États. Cette disposition ne s’applique, cependant pas dans le cas où, en raison de l’existence de titres historiques ou d’autres circonstances spéciales, il est nécessaire de délimiter la mer territoriale des deux États.

Dans l’argumentation slovène, il faut d’abord établir le statut de la baie comme des eaux intérieures, puis la délimiter en fonction de l’usage maritime historique. La Slovénie revendique en effet la souveraineté historique sur la baie de Piran, comme l’indique son Mémorandum de 1993, qui qualifie sui generis la baie. En revanche, si elle était déclarée comme une mer territoriale, elle serait de facto délimitée selon la règle de l’équidistance, conformément à l’article 15.

Le statut des eaux intérieures de la baie du temps de la Yougoslavie ne semble pas faire de doute. Le pays avait ratifié l’article 7 de la Convention de 1958 sur la mer territoriale et la zone contiguë, qui est devenu l’article 10 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, avec quelques modifications mineures. La baie était également mentionnée comme eaux intérieures dans la législation yougoslave interne. Les critères géographiques et mathématiques de la Convention étant remplis, la Yougoslavie avait le droit de délimiter la baie comme eaux intérieures jusqu’à la ligne reliant les deux caps.

Pour résumer la position de la Slovénie sur la baie de Piran, il est essentiel de comprendre que la baie était considérée comme faisant partie des eaux intérieures de la fédération yougoslave. Selon le principe uti possidetis, la Slovénie arme que la baie a conservé ce statut après l’éclatement de la Yougoslavie. De plus, la Slovénie soutient que ses droits historiques et uniques sui generis sur la baie, établis pendant l’ère yougoslave, restent valables et doivent être respectés. Ainsi, la position slovène repose sur l’argument que la baie de Piran, en tant qu’eaux intérieures historiques, n’est pas sujette aux mêmes règles de délimitation maritime que les eaux territoriales ou les zones économiques exclusives.

 IV La position croate : le rejet de la qualification de la baie de Piran comme eaux intérieures

La Croatie défend l’idée que la baie est une étendue maritime plutôt que terrestre. Par conséquent, selon la Croatie, la démarcation des frontières dans la baie relève de la délimitation maritime et non terrestre.

La Croatie soutient que la Slovénie n’a pas réussi à établir son argument initial selon lequel " la Yougoslavie revendiquait la [baie] en tant que baie légale" , car ce statut " ne découle pas de l’application automatique de la loi." La Croatie souligne l’incapacité de la Slovénie à identifier " une seule carte ocielle existante avant la date critique qui indique que la Yougoslavie avait trac ́e une ligne de fermeture a` travers l’entr ́ee de la baie." La Croatie fait remarquer que la baie n’est pas marquée comme eaux intérieures sur les cartes marines et que la ligne de fermeture n’est pas indiquée. Cependant, cette désignation en tant qu’eaux intérieures est présente dans certains documents administratifs et sur les cartes utilisées lors des négociations du traité d’Osimo entre l’Italie et la Yougoslavie.

La dislocation de la Yougoslavie a conféré à cette baie le statut de mer territoriale. De plus, aucun des deux pays riverains ne peut invoquer l’argument de la transmission historique. Pour la partie croate, la baie n’a jamais été, n’est pas et ne peut pas être considérée comme des eaux intérieures. Elle faisait partie des eaux territoriales de la Yougoslavie et la disparition de cet état n’en change pas la qualification. Sa délimitation doit donc être éffectuée conformément à l’article 15 de la UNCLOS, et en l’absence de circonstances particulières, le long de la ligne

d’équidistance.

V L’analyse du tribunal et le recours à la théorie de l'effectivité.

Le tribunal cherche d’abord à déterminer si la baie de Piran relevait réellement des eaux intérieures yougoslaves avant la dislocation du pays. Il analyse ensuite si la dislocation pourrait remettre en cause ce statut. Si ce statut persiste malgré la dislocation, il est important de reconnaître qu’il n’existe aucune disposition formalisée du droit international pour partager des eaux intérieures entre deux États riverains. Cette observation conduit à l’application de la théorie de l’éffectivité. Ce concept central en droit international évalue la validité d’une norme juridique selon son impact réel sur les faits, en examinant si la norme est appliquée et si elle atteint ses objectifs, plutôt que simplement si elle est légalement établie.

V.I La Baie de Piran, partie intégrante des eaux intérieures de la Yougoslavie

Le statut des eaux intérieures de la Yougoslavie avant sa dislocation est confirmé par le tribunal. Il ne fait aucun doute que pendant la période d’existence de la Yougoslavie, la baie appartenait à un seul pays. Selon les conventions en vigueur, ce pays avait le droit de considérer la baie comme des eaux intérieures en traçant une ligne de base droite entre les deux caps. Le tribunal a ensuite établi que la législation intérieure yougoslave stipulait clairement l’utilisation des lignes de base droites et que les baies étaient considérées comme des eaux intérieures. Cette législation stipule également que la limite de la baie est formée par la ligne reliant les deux points naturels d’entrée. Contrairement aux allégations croates, le tribunal n’associe pas l’existence juridique d’une baie à sa proclamation par l’État riverain. Le Tribunal détermine donc que le 25 juin 1991, date de l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie, la baie était considérée comme faisant partie des eaux intérieures de la Yougoslavie.

V.II L’éffet de la dislocation de la f ́ed ́eration yougoslave sur le statut de la baie de Piran

La question de la conservation du statut de la Baie de Piran est évaluée à la lumière du précédent historique du Golfe de Fonseca. En 1992, la Cour Internationale de Justice (CIJ) a examiné une question similaire concernant ce golfe. La Cour a souligné que le golfe était sous souveraineté espagnole jusqu’en 1821, puis bordé par trois États : le Salvador, le Honduras et le Nicaragua. La Cour a conclu que les droits de ces États sur le golfe ont été acquis, tout comme leur territoire terrestre, par succession de l’Espagne. Le golfe, considéré comme des eaux intérieures avant 1821, a conservé ce statut après la décolonisation.

La Baie de Piran, bien qu’étant des eaux intérieures, est désormais bordée par deux États, rendant sa délimitation incompatible avec l’article 8 sur les eaux intérieures. Plus généralement, aucune disposition sur la délimitation des eaux intérieures n’existe dans les conventions relatives au droit de la mer. Par conséquent, ces délimitations doivent être faites en suivant les mêmes principes que ceux applicables à la délimitation des territoires terrestres.

 

Dans ce cas, les deux parties conviennent qu’aucune division formelle de la baie n’a eu lieu entre les deux Républiques avant la dissolution de la Yougoslavie et qu’elles n’ont hérité d’aucun titre juridique de cette époque. Elles s’accordent également sur le fait qu’aucun condominium n’a jamais été établi dans la baie. La délimitation doit donc être éffectuée en fonction des réalités existantes à la date de l’indépendance.

V.III L’application de la théorie de l’éffectivité dans la délimitation de la baie de Piran

La notion d’effectivité fait référence à l’exercice du droit souverain sur un espace maritime dont l’ampleur spatiale ne peut être définie par sa qualification juridique. Les deux parties invoquent diverses éffectivités, principalement liées à la régulation de la pêche et à la patrouille de police. Sur cette base, la Slovénie soutient qu’elle a exercé une juridiction exclusive sur toute la baie et qu’elle doit donc être considérée comme territoire slovène. En revanche, la Croatie arme qu’elle a exercé sa juridiction sur la moitié sud-ouest de la baie et que la Slovénie a exercé la sienne sur l’autre moitié. Par conséquent, la baie devrait être divisée le long de la ligne médiane.

Avant de continuer, le tribunal insiste sur le fait que toute revendication de souveraineté, qui ne repose pas sur un acte ou un titre spécifique mais simplement sur une démonstration d’autorité, requiert deux ́el ́ements.

Ceux-ci sont l’intention et la volonté d’agir en tant que souverain, ainsi que l’exercice réel ou la preuve de cette autorité. Le tribunal note ainsi que lors de la création d’une réserve de pêche par la Croatie, la Slovénie a admis qu’elle n’avait pas de juridiction exclusive sur toute la baie. Le tribunal est également persuadé que la Croatie n’a pas exercé de juridiction sur toute la zone située au sud de la ligne médiane.

Le tribunal estime que donc que la délimitation des eaux de la baie de Piran doit suivre une ligne située entre celles proposées par les parties. Un compromis est donc établi entre les revendications respectives des deux parties, en tenant compte de l’utilisation démontrée qu’elles ont faite de l’espace maritime. Le tracé de la limite maritime entre la Slovénie et la Croatie est donné dans la carte suivante, extraite du compte-rendu de la sentence arbitrale.

V.IV L’affaire Chelleri et autres c. Croatie

En 2024, la sentence arbitrale n’est toujours pas reconnue par la Croatie. Dans une affaire récente, les juridictions croates ont déclaré des pêcheurs coupables d’infractions mineures en raison d’activités menées dans les eaux maritimes revendiquées à la fois par la Croatie et la Slovénie. Les trois requérants sont des pêcheurs qui ont été reconnus coupables d’infractions mineures par les juridictions croates en lien avec leurs activités dans la zone maritime litigieuse. Ils ont notamment été reconnus coupables d’avoir pénétré dans les eaux territoriales croates sans respecter les procédures aux frontières et de s’être livrés à des activités de pêche commerciale sans disposer d’un droit de pêche valable délivré par la Croatie.

Poursuivis en Croatie, les pêcheurs ont introduit un recours auprs de la Cour européenne des droits de l’homme. Ils allèguent que la frontière maritime entre la Croatie et la Slovénie a​ été établie par la sentence arbitrale de 2017 et cherchent implicitement à faire constater que la Croatie a violé le droit international et la Convention en ne respectant pas la frontière établie par cette sentence.

À cet égard, la Cour rappelle que la Convention doit être interprétée en tenant compte du droit international lorsque cela est possible. Toutefois, la Cour a pour tâche de contrôler le respect non pas des instruments internationaux, mais de la Convention. Elle considère qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la validité du retrait de la Croatie ou sur la validité et les éffets juridiques de la sentence arbitrale, ces questions ne relevant pas de sa compétence.

Délimitation de la baie de Piran par la sentence arbitrale rendue en 2017

La Cour observe que le droit croate définit de manière précise l’étendue des eaux territoriales de la Croatie et situe la frontière maritime de la baie de Piran à la ligne d’équidistance. Elle juge donc dénué de fondement l’argument selon lequel les requérants n’auraient pas pu prévoir les conséquences juridiques de leur comportement dans les eaux litigieuses telles que délimitées par la Croatie. Ce constat est également étayé par le fait que le différend entre les deux États est largement connu, que de nombreuses infractions mineures de ce type ont été établies et que les autorités croates ont adressé des avertissements aux pêcheurs slovènes depuis 2014. Au vu de ces constats, la Cour déclare les requêtes irrecevables pour défaut manifeste de fondement.

Conclusion

L’analyse de la sentence arbitrale rendue dans le différend maritime du Golfe de Piran entre la Slovénie et la Croatie met en lumière les complexités juridiques et historiques entourant la délimitation des frontières maritimes par suite de la dislocation de la Yougoslavie.

Ce différend illustre les défis posés par l’application des principes de droit international, dans des contextes où les frontières administratives deviennent des frontières nationales. La Slovénie, s’appuyant sur le principe uti possidetis et ses revendications historiques, soutient que la baie de Piran constitue une partie intégrante de ses eaux intérieures, un statut hérité de l’époque yougoslave. En revanche, la Croatie rejette cette qualification et plaide pour une délimitation basée sur les principes de délimitation maritime, notamment la ligne d’équidistance, conformément à l’article 15 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Le tribunal arbitral, en recourant à la théorie de l’effectivité, a tenté de trouver un compromis en attribuant une partie significative de la baie à la Slovénie tout en assurant un accès aux eaux internationales. Cependant, la non-reconnaissance de cette décision par la Croatie a conduit à une impasse juridique, illustrée par l’affaire Chelleri, où la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré les requêtes irrecevables pour défaut manifeste de fondement.

En conclusion, ce différend souligne l’importance de la coopération et du respect mutuel entre États pour résoudre les conflits frontaliers. La sentence arbitrale n’a force de loi que si elle est appliquée par les deux parties. En l’absence d’un accord mutuel, la solution semble être au statu quo, avec des implications continues pour les activités maritimes et les relations bilatérales entre la Croatie et la Slovénie. Ce cas met en évidence la nécessité d’un dialogue continu et d’éventuelles nouvelles initiatives diplomatiques pour parvenir à une résolution durable et équitable du différend.

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