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Le Prestige : le naufrage d’un pétrolier qui n’en avait que le nom

Ecrit par Antoine Le Morvan

Le 28 février 2024

       En 1967, le naufrage du Torrey Canyon fait prendre conscience à la communauté internationale de la nécessité de s’emparer de la question de la lutte contre les pollutions accidentelles par les hydrocarbures. En 2002, trente-cinq ans plus tard, et à peine trois ans après la marée noire de l’Erika, le naufrage du Prestige vient rappeler les insuffisances du droit maritime face à un transport pétrolier qui n’a cessé de se complexifier.

 

Le Prestige, tout un symbole

 

        Le fonctionnement du Prestige illustre parfaitement cette complexification. Construit en 1976 au Japon, ce pétrolier simple coque est immatriculé aux Bahamas, assuré par le London P&I Club, armé par une société libérienne appartenant à une famille grecque, et classé et certifié par la société américaine ABS. Pour son dernier voyage, ses officiers sont grecs, son équipage philippin et roumain. Le navire a vingt-six ans, et a déjà été plusieurs fois dénoncé pour des défauts de sécurité.

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         Paradoxalement, cette complexification est le résultat des naufrages de l'Amoco Cadiz et de l'Exxon Valdez. Avant eux, les sociétés pétrolières sont directement impliquées dans le transport d’hydrocarbures. Elles affrètent et arment elles-mêmes les navires. Pour éviter les actions en responsabilité à leur encontre suite aux naufrages, elles externalisent peu à peu leurs flottes pétrolières vers des sociétés de plus en plus opaques (théorie de la Deep Pocket), et ne possédant parfois qu’un seul navire (les single ship companies).

           Pour son dernier trajet, le Prestige quitte la mer Baltique sans destination formelle. A sa tête, les ordres sont donnés par Apostolos Mangouras, capitaine grec de soixante-sept ans. Le 13 novembre 2002, au large de la Galice, le navire est pris dans des mauvaises conditions météorologiques. Il est à trente milles des côtes espagnoles lorsqu’un objet non identifié le heurte et l'éventre. Une brèche d’une cinquantaine de mètres provoque une voie d'eau. Le MRCC (Maritime Rescue Coordination Centre) de Finisterre est prévenu, mais en quelques minutes le navire gite à près de 25° sur tribord. L’équipage est évacué, mais que faire du Prestige ? Les autorités espagnoles écartent l’idée d’un remorquage dans un Port de Galice et le remorquent au large 6 jours durant. Le 19 novembre, le pétrolier se casse en deux, et coule à quatre mille mètres de profondeur.

          Les conséquences sont désastreuses. Près de soixante-cinq mille tonnes de fuel lourd s'échappent, deux fois plus que lors de la marée noire provoquée par l’Erika. Les côtes espagnoles sont les premières touchées, mais les hydrocarbures atteignent les Landes françaises après quelques jours, la Bretagne quatre mois plus tard. Certaines galettes arriveront même aux Pays-Bas ou en Norvège. Vingt-cinq secteurs protégés sont touchés, cent quinze mille oiseaux meurent. De nouvelles fuites seront détectées dans les années suivantes, nécessitant des opérations complexes de colmatage.

           En Galice, la stupeur laisse rapidement place à la colère. La marée noire provoquée par le naufrage du Prestige fait suite à celles de l’Urquiola (1976) et de l’Aegean Sea (1992) au large des mêmes côtes. La gestion politique de la crise par le gouvernement espagnol est particulièrement critiquée. Mais la défiance est grande aussi vis-à-vis des Etats membres de l’UE. La mise en œuvre rapide et effective des propositions de la Commission Européenne dans le cadre des paquets Erika I et II aurait pu éviter la catastrophe.

         Au lendemain du naufrage, le capitaine est incarcéré pendant près de trois mois, puis libéré sous caution en attente de son procès. Celui-ci sera hors norme. Plus de 230 000 pages d'accusation, portées par une cinquantaine de parties civiles, dont les victimes françaises qui ont vu la procédure échapper au Tribunal de grande instance de Brest. Le capitaine ne comparaît pas seul. L’assureur du navire, la London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Association Ltd, la société de classification, l’American Bureau of Shipping (ABS), et les autorités espagnoles (pour leur décision de remorquer le navire au large) sont également sur le banc des accusés. Hors normes, ce procès l’est aussi par sa dimension internationale. Outre les tribunaux espagnols et la Cour arbitrale de Londres, les justices française, américaine et européenne seront mobilisées tant par les demandeurs que les défendeurs. Conflits de juridictions, débats sur le droit applicable, clause attributive de juridiction et litispendance seront au cœur de nombreux arrêts et sentences arbitrales, apparaissant parfois comme autant d’obstacles à la réparation du préjudice. Ces aspects ne seront toutefois pas abordés dans cet article, qui se focalise davantage sur la complexe identification des responsabilités suite à la marée noire causée par le Prestige.

Le droit applicable : la Convention CLC du 29 novembre 1969

         Comme souvent en matière de protection de l’environnement, le droit se construit en réaction aux pollutions. Le droit applicable en l’espèce fait suite aux naufrages du Torrey Canyon en 1967, et de l’Exxon Valdez en 1989. Ce régime juridique est issu donc de la Convention de Bruxelles du 29 novembre 1969 sur la responsabilité civile pour les dommages dus pour la pollution par hydrocarbures, et de son Protocole de 1992. Ces textes établissent un système de responsabilité objective, limitée et canalisée sur le propriétaire du navire.

         Objective d’abord, car le propriétaire est responsable du seul fait du lien de causalité entre l’accident survenu à son navire et la pollution causée. L’origine de cette objectivité est tant théorique (« le caractère passif du rôle de la victime exige l’abandon de la notion de responsabilité fondée sur la faute ») que pratique (les victimes sont désormais libérées de la charge de la preuve). Ces textes reconnaissent finalement les risques inhérents à l’activité maritime. Le droit à la réparation se structure davantage autour du dommage indemnisable que du comportement du responsable.

        Limitée ensuite, car la Convention de 1992 permettant à un propriétaire de limiter sa responsabilité en invoquant un plafond de réparation, variant selon la jauge brute du navire. Si la limitation est en principe opposable à tout créancier, le propriétaire ne sera pas en droit d’en bénéficier s’il est prouvé que le dommage résulte de sa faute intentionnelle ou inexcusable. Tel fut le cas dans l’affaire Erika. Il est à noter que ce texte pose bien une limitation de réparation (sur le montant), et non de responsabilité (sur le principe).

         Canalisée enfin, car la Convention interdit toute action en réparation contre les préposés ou mandataires du propriétaire et les membres d’équipage. Ces immunités sont bien sûr inopposables si leurs bénéficiaires ont commis une faute intentionnelle ou inexcusable à l’origine du dommage.

Le droit appliqué : les solutions des juges

          La Convention CLC et son Protocole tentent donc de rationaliser les actions en justice contre le propriétaire du navire. En l’espèce pourtant, la Cour Suprême espagnole admet les prétentions des associations environnementales, des collectivités et de l’Etat espagnol, et écarte la canalisation.

          Les juges reconnaissent ainsi d’abord la responsabilité du capitaine, qui, par sa navigation, aurait contribué à augmenter les risques de marée noire. La faible capacité de résistance du navire et la difficulté du sauvetage lui sont reprochées : « Los hechos declarados probados son constitutivos de un delito imprudente contra el medio ambiente en la modalidad agravada de deterioro catastrófico previsto ». Les juges retiennent également comme civilement responsable le P&I Club du navire, dans la limite de l'indemnisation convenue dans le contrat d'assurance. Le propriétaire est bien sûr condamné, mais sans qu’il puisse limiter sa responsabilité. La Cour estime qu’avoir maintenu le Prestige en mer malgré son âge et les alertes quant aux défauts de sécurité était constitutif d’une faute de témérité.

         L’Etat français avait de son côté engagé une action à l’encontre de la société de classification ABS devant la justice interne. Il s’agit ici d’un apport majeur des jurisprudences relatives au Prestige. En effet, les sociétés de classification estimaient jusqu’ici bénéficier d’une immunité de juridiction au titre de l’article 236 de la Convention de Montego Bay. Selon elles, leurs activités de classification et de certification s’inscrivaient dans le cadre d’une délégation de l’Etat des Bahamas. « Habituellement, dans ce genre d'affaires, le pavillon de complaisance sert à éviter les taxes. Ici, de manière plus originale, il est utilisé par les sociétés de classification et de certification pour tenter de se prévaloir d'une immunité de juridiction. » écrivait Laurent Bloch à cette occasion 1.

Cette position avait été retenue dans le cadre de l’affaire de l’Erika, dans laquelle les juges estimaient ces deux fonctions indissociables, et avait d’ailleurs été suivie par le juge de première instance dans l’affaire du Prestige.

         Les juges français d’appel et de cassation vont pourtant distinguer l’exercice des fonctions privées de classification de celui des fonctions publiques de certification : « Les activités de certification et de classification, qui relèvent de régimes juridiques différents, sont dissociables et seule la première autorise une société de droit privé à se prévaloir de l’immunité juridictionnelle de l’Etat du pavillon qui l’a spécialement habilitée à délivrer, en son nom, au propriétaire d’un navire, la certification statutaire »2. La responsabilité de la société de classification peut donc être recherchée.

ABS se défendra par la suite devant la justice américaine en expliquant faire partie « des personnes qui, sans être membres de l’équipage, s’acquittent de services pour le navire ». Si tel était le cas, ABS serait en mesure de faire jouer la canalisation de la Convention CLC. Dans l’affaire Erika, la Cour de Cassation avait estimé que « si c'est à tort que l'arrêt énonce qu'une société de classification ayant délivré des certificats de classe en exécution d'un contrat avec l'armateur ne peut bénéficier de la canalisation, cette décision n'encourt pas la censure dès lors que la faute retenue au titre de l'action publique contre cette société caractérise une faute de témérité au sens de la Convention CLC 69/ 92, qui la prive nécessairement de la possibilité d'invoquer un tel bénéfice et rend par là même les critiques inopérantes »3. Seule la faute commise par la société de classification pouvait donc permettre d’engager sa responsabilité : elle bénéficie théoriquement bien de la canalisation.

Dans l’affaire du Prestige, le juge américain, saisi par l’Etat espagnol, considèrera lui qu’ABS ne peut être tenue pour responsable car s’acquitte d’un service pour le navire et entre dans la liste des personnes exonérées par la Convention. Le même juge estimera par ailleurs qu’ABS n’avait pas de devoir de diligence vis-à-vis de l’Etat espagnol, et qu’aucune preuve ne permettait de démontrer une action dolosive.

         En parallèle de ces nombreux contentieux, de nouvelles mesures sont prises suite à la marée noire du Prestige. Certains points des Paquets Erika sont renforcés (notamment le contrôle des navires à risque dans les ports européens, les pétroliers à simple coque de catégorie 1 puis 2 sont particulièrement visés), et la mise en place de plans pour l’accueil des navires en détresse est accélérée. A la fin de l’année 2002, l’Agence Européenne pour la Sécurité Maritime est mise en place, et le système de suivi du trafic maritime SafeSeaNet verra le jour en février 2004. Enfin, les sociétés de classification verront leur suivi renforcé.

        Le naufrage du Prestige illustre ainsi la complexe réparation des dommages causés par les pollutions accidentelles aux hydrocarbures. Cette affaire est marquée par des tentatives de socialisation du risque par les juges, et donnera finalement lieu à la mise en place de politiques qui semblent avoir jusqu’ici porté leurs fruits.

  1. Transport maritime - Le navire « Le Prestige » fait encore des vagues devant la Cour de cassation - Focus par Laurent BLOCH

  2. Cour de Cassation, Chambre Civile 1ère, 17 avril 2019, 17-18.286

  3. Cour de Cassation, Chambre Criminelle, 25 septembre 2012, 10-82.938, Publié au bulletin

Pour aller plus loin:

  • BLOCH Laurent, Transport maritime - Le navire « Le Prestige » fait encore des vagues devant la Cour de cassation

  • BOISSON Philippe, Répertoire de droit international, Navigation maritime, Janvier 2007 (actualisation : Mars 2023)

  • MELIN François, Sociétés de certification et immunité de juridiction, Civ 1re, 17 avril 2019, n°17-18.286, Dalloz Actualités, 17 mai 2019

  • ROCHE Catherine, Prévention et lutte contre la pollution des mers par les hydrocarbures : les derniers développements communautaires, Revue du Marché commun et de l’Union européenne, 2003, p598

  • C. Cass, Ch Civ 1, 25 février 1969

  • District Court for the Southern District of New York, January 2, 2008

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