Le 13 janvier 2012, cent ans après la catastrophe du Titanic (14 avril 1912), un autre paquebot de croisière fait naufrage : le Costa Concordia. Ironie du sort : d'après les témoignages des rescapés du navire à un journal suisse, la chanson thème du Titanic, "My Heart Will Go On" de Céline Dion, jouait dans le restaurant au moment même où le navire commençait à gîter1. "Les images du film Titanic sont plus réalistes qu'on pourrait l'imaginer. Elles me revenaient sans cesse en tête", a confié le passager Yannic Sgaga. Il a ensuite affirmé que l'incompétence du personnel dans l'évacuation du navire en détresse n'avait aucune comparaison avec la catastrophe du Titanic : "En dehors du personnel de cuisine, qui aidait, il n'y avait aucun membre d'équipage". Un autre survivant a qualifié la réaction de l'équipage de pitoyable. Georg Linsi, un autre passager, a déclaré que "L'évacuation a été une catastrophe dans une catastrophe".
Le navire effectuait la première étape d'une croisière autour de la mer Méditerranée lorsque, obéissant à l'ordre du capitaine, il a dévié de son itinéraire prévu à l'île du Giglio, en Toscane, s'est rapproché de l'île et a heurté un récif sur son bâbord : le récif "Le Scole" (récif connu et tracé). La collision a provoqué une déchirure de la coque sur une longueur d'environ 53 mètres et une largeur de 7,30 mètres, entraînant une importante entrée d'eau. Sous l'effet combiné de son inertie, du courant et du vent, le navire est parvenu à faire demi-tour et a fini par s'échouer sur tribord contre un rocher côtier à proximité du port.
Lors du naufrage, le Costa Concordia transportait à son bord un total de 4 229 personnes, comprenant 3 206 passagers et 1 023 membres d'équipage. Bien qu'un effort de sauvetage de six heures ait ramené la plupart des passagers à terre, le bilan final rapporte 32 décès : 27 passagers et 5 membres d'équipage.
Cet événement tragique a mis en lumière de graves lacunes en matière de sécurité maritime et a entraîné des réformes réglementaires majeures. Cet article explore tout d’abord les violations manifestes aux règles de sécurité maritime qui sont à l'origine du désastre du Costa Concordia (1), puis les avancées réalisées en droit maritime pour renforcer la sécurité des passagers (2) ainsi que le régime de responsabilité applicable aux transporteurs maritimes (3).
1. Les violations manifestes aux règles de sécurité maritime à l'origine du désastre du Costa Concordia
Le naufrage du Costa Concordia a été le résultat de multiples violations des règles de sécurité maritime, et notamment des articles 5 à 9 du code ISM et de la convention SOLAS.
Tout d'abord, il y a eu une erreur initiale de navigation. L'action du capitaine du Costa Concordia, Francesco Schettino, de s'approcher des côtes dans le but de réaliser un "inchino" (salut), est non seulement contraire aux protocoles de navigation établis, mais elle expose également le navire, ses passagers et son équipage à des risques inutiles. Pire encore, Schettino a déclaré qu'avant d'approcher l'île, il avait éteint le système d'alarme du système de navigation informatique du Costa Concordia : "Je naviguais à vue, parce que je connaissais bien ces fonds
1 M.H. Jobin, "La musique de «Titanic» passait quand le bateau s'est échoué", La Tribune de Genêve, 16 janv. 2012
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marins. J'avais fait le déplacement trois, quatre fois"2. Le premier officier du navire, Ciro Ambrosio, a déclaré aux enquêteurs que Schettino avait laissé ses lunettes de lecture dans sa cabine et a demandé à plusieurs reprises à Ambrosio de vérifier le radar pour lui3. Schettino a affirmé que les dirigeants de Costa Croisières lui avaient demandé d'effectuer un salut la nuit du désastre. Le navire avait emprunté un itinéraire de navigation similaire le 14 août 2011, mais pas aussi près de Le Scole (récif connu et tracé). Cependant, ce salut de 2011 avait été approuvé par la compagnie de croisière et s'est déroulé en plein jour lors d'un festival insulaire. A contrario, la compagnie Costa Croisières a confirmé que le parcours suivi en 2012 n'était "pas un itinéraire défini [programmé par ordinateur] pour passer Giglio".
Cette erreur de navigation, consistant à naviguer un navire de croisière d'une longueur de 290 mètres à vue d'œil, la nuit, en dehors des voies autorisées et de l'itinéraire prévu, semble-t-il sans lunettes de vues, est d'une gravité extrême. Cependant, la gestion de la situation après l'accident est plus grave encore.
En effet, l'équipage a tardé à informer les autorités maritimes et les passagers de la gravité de la situation, en donnant tout d'abord de fausses informations, ce qui a entraîné des retards dans le déclenchement des opérations de sauvetage.
Le côté bâbord du navire a frappé le récif à 21:454. Après l'impact, qui a fait un bruit sourd et de fortes vibrations, un membre d'équipage (s'exprimant sur l'interphone) a attribué cela à une "défaillance électrique". A 22:07, le Costa Concordia, contacté par la capitainerie de Civitavecchia, rend compte d'un black-out mais assure que la situation est sous contrôle. A 22:15, averti par le parent d'un passager mis au courant de la collision, le MRSC (annexe d'un MRCC, équivalent des CROSS) de Livourne contacte le Concordia. Un officier non identifié à bord du navire de croisière a insisté qu'ils ne souffraient que d'un black-out, mais le MRSC dépêche sur place un navire. Une vidéo d'un passager enregistrée à 22:20 a montré des passagers paniqués dans des gilets de sauvetage à qui un membre d'équipage disait que "tout est sous contrôle" et qu'ils devraient retourner dans leurs cabines. Aucun exercice d'évacuation n'avait eu lieu pour les 600 passagers environ qui venaient d'embarquer avant le voyage, pourtant obligatoire, conformément à la convention SOLAS. En effet, la règle selon laquelle "tous les passagers doivent participer à un exercice d'abandon dans les 24 heures suivant leur embarquement" était ici contournée : chaque terminal où transitaient des passagers en embarquement diffusait une vidéo résumant les consignes en cas d'urgence. A 22:25, nouvel appel du MRSC, et le Commandant évoque une brèche dans la coque et demande un remorqueur. Le MRSC décide de préparer une opération SAR en cas d'évacuation. A 22:30, des passagers, paniqués, montent d'eux-mêmes dans les embarcations de sauvetage. Ce n'est qu'à 22:36, devant la gîte grandissante et l'insistance des autorités, que le Capitaine lance une alerte de détresse. Les opérations sont désormais coordonnées par le MRCC de Rome. A 22:54, devant l'insistance du MRSC de Livourne, le Capitaine lance l'abandon du navire. Au lieu d'utiliser le signal prévu, il énonce "Abandon ship !" par le système de diffusion générale. Certains passagers ont sauté dans l'eau pour nager jusqu'au rivage, tandis que d'autres, prêts à évacuer le navire, ont été retardés par des membres d'équipage, car ils ont résisté à abaisser immédiatement les canots de sauvetage. À 6:17, après s'être poursuivies toute la nuit, les opérations d'abandon
2 F. Sarzanini, "Schettino ammette: ho ritardato l'allarme. Il giallo della strumentazione fuori uso" (Schettino admet: J'ai retardé l'alarme. Le jaune de l'instrumentation hors utilisation), Corriere della Sera, 22 janv. 2012
3 "Report on the safety technical investigation of the Costa Concordia Marine Casualty", Ministry of Infrastructures and transports, Marine Casualties Investigative Body, mai 2013 (Rapport officiel publié par le Bureau d'Enquêtes Maritimes Italien)
4 "Report on the safety technical investigation of the Costa Concordia Marine Casualty", op. cit.
prennent fin. Sur les 4 229 personnes présentes à bord (dont 1 023 membres d'équipage), 4 194 personnes ont été évacuées pendant la nuit du 13 au 14 janvier, et 3 personnes ont été retrouvées le 15 janvier sur l'île. Il y a eu 157 personnes blessées, et 32 morts (dont 5 membres d'équipage).
Il y avait donc un sérieux manque de formation de l'équipage concernant la gestion des situations d'urgence et l'évacuation des passagers, qui a résulté en une évacuation chaotique, en plus d'avoir donné des informations trompeuses aux autorités maritimes.
Enfin, selon les enquêteurs, le capitaine Schettino a quitté le navire à 23:20. Lors d'un appel téléphonique de la Garde côtière à Schettino, le capitaine Gregorio de Falco, un capitaine de Livorno, a ordonné à plusieurs reprises Schettino de retourner au navire et de prendre en charge l'évacuation des passagers en cours (fameuse phrase très médiatisée "Vada un bordo, cazzo!"). Malgré cela, Schettino n'est jamais retourné au navire. C'est une violation de la règle selon laquelle le capitaine doit être le dernier à quitter le navire. Selon l'article L. 5263-3 du Code des transports : "Est puni de six mois d'emprisonnement le fait, pour le capitaine, d'abandonner le navire sans l'avis des officiers et maîtres d'équipage. Est puni de deux ans d'emprisonnement le fait, pour tout capitaine, avant d'abandonner son navire, de négliger d'organiser le sauvetage de l'équipage et des passagers et de sauver les papiers de bord, les dépêches postales et les marchandises les plus précieuses de la cargaison. La même peine est applicable au capitaine qui, forcé d'abandonner son navire, ne reste pas à bord le dernier." Bien que cette règle ne soit pas écrite dans la convention SOLAS ou dans le code ISM, l'esprit de sécurité et de responsabilité du capitaine envers son navire et ses passagers est implicitement soutenu.
2. Évolutions de la sécurité maritime post-Costa Concordia
Le naufrage du Costa Concordia a révélé de graves manquements aux règles de sécurité maritime et a conduit à une réévaluation des protocoles de sécurité et de la formation de l'équipage dans l'industrie des croisières.
Le Comité de la sécurité maritime de l'OMI (MSC) a répondu rapidement à l'incident de Costa Concordia en approuvant, à sa session tenue en mai 2012, des mesures intérimaires recommandées à l'intention des compagnies exploitant des navires à passagers5. Cette circulaire a fourni des recommandations pour améliorer la sécurité des navires à passagers, avec notamment : l'amélioration des procédures de pont et des pratiques opérationnelles, y compris la gestion des équipes de ponts et l'utilisation des aides électroniques de navigation ; l'amélioration de la formation et des compétences de l'équipage, en particulier liées aux procédures d'urgence et à l'évacuation des passagers ; des procédures renforcées pour les exercices de rassemblement de passagers et les exercices d'urgence ; et une communication améliorée entre l'équipage du navire, le personnel à terre et les autorités d'intervention d'urgence. Ces recommandations visent à améliorer la culture globale de la sécurité et les pratiques opérationnelles au sein de l'industrie maritime pour prévenir les accidents similaires à l'avenir. Bien qu'ils ne soient pas des amendements formels à la convention SOLAS elle-même, ces recommandations ont été mises en œuvre par de nombreuses administrations maritimes et parties prenantes de l'industrie pour améliorer les normes de sécurité.
En juin 2013, le MSC a adopté des amendements à la règle III/19 de la Convention SOLAS pour que l'appel des passagers nouvellement embarqués soit effectué de façon obligatoire avant le départ ou dès le départ du navire, et non plus "dans les 24 heures" comme le mentionnait la précédente règle. Ces amendements sont entrés en vigueur le 1er janvier 2015.
5 Mesures intérimaires recommandées à l'intention des compagnies exploitant des navires à passagers en vue de renforcer la sécurité de ces navires, MSC.1/Circ.1446/Rev.2, aout 2013
3. Responsabilités et indemnisation des victimes
L’affaire du Costa Concordia a soulevé d’importantes questions concernant la responsabilité du transporteur et l’indemnisation des victimes. La détermination du tribunal compétent pour juger des réclamations des passagers dépend de plusieurs instruments juridiques internationaux, tels que la Convention de Bruxelles de 1952 et la Convention d’Athènes de 1974. Ces conventions offrent aux victimes ou à leurs ayants droit des options pour choisir la juridiction la plus appropriée.
En ce qui concerne le régime de responsabilité du transporteur, le règlement européen n° 392/2009, en complément de la Convention d’Athènes, établit un cadre de responsabilité stricte pour les transporteurs maritimes en cas d’accidents maritimes. Selon ce règlement, la responsabilité du transporteur est présumée en cas de décès ou de blessures des passagers résultant d’événements maritimes tels qu’un naufrage ou un abordage. Le transporteur peut uniquement échapper à cette responsabilité en prouvant que l’accident résulte d’un acte de guerre, d’une force majeure, ou de la faute intentionnelle d’un tiers.
Le coût total de la catastrophe du Costa Concordia, incluant l'indemnisation des victimes, les frais de renflouement, de remorquage et de démantèlement, a été estimé à 2 milliards de dollars, surpassant ainsi largement le coût initial de construction du navire qui s'élevait à 612 millions de dollars. L'indemnisation des passagers du Costa Concordia a varié en fonction de chaque situation particulière. Plusieurs éléments ont influé sur les sommes allouées, notamment les préjudices subis, les accords conclus entre les parties et les réglementations locales et internationales. Costa Croisières a proposé une indemnisation aux passagers (hors blessés et personnes décédées), plafonnée à 11 000 € par individu, pour payer tous les dommages, y compris le remboursement du voyage, les frais médicaux, les frais de rapatriement, les pertes matérielles et autres dépenses liées à l'incident. Un tiers des survivants ont accepté cette proposition. Les familles des victimes décédées et des personnes disparues et les blessés ayant reçu des soins sur place ont reçu une proposition distincte, adaptée à chaque situation.
Certains passagers ont décidé de saisir la justice pour obtenir des indemnités supplémentaires, arguant que la compagnie avait une responsabilité dans l'accident. Ces actions en justice ont débouché sur des accords, individuels ou collectifs, entre les passagers et la compagnie, souvent avec des montants d'indemnisation supérieurs à ceux initialement proposés. Dans certains cas, des avocats représentant des groupes de passagers ont négocié des accords collectifs avec Costa Croisières pour simplifier le processus d'indemnisation et assurer une compensation équitable pour tous les passagers concernés. En France, le Collectif des rescapés français du Concordia, comptant 360 membres et représenté par Me Bertrand Courtois, a signé un accord préliminaire en mai 2012. Cet accord leur a permis de recevoir une avance de 8 000 € et 1 000 € pour les frais d'avocat par personne, tout en gardant la liberté d'instruire leur dossier.
En somme, les passagers du Costa Concordia ont bénéficié de diverses indemnisations couvrant une multitude de dépenses et de préjudices, allant des frais immédiats à l'indemnisation des dommages moraux pour les traumatismes subis.
Conclusion
Le naufrage du Costa Concordia a marqué un tournant dans la réglementation de la sécurité maritime, mettant en lumière la nécessité d’un cadre juridique plus strict pour protéger les passagers. Les réformes introduites depuis cet incident visent à prévenir de futures tragédies et à renforcer la responsabilité des transporteurs. Toutefois, la question demeure : ces mesures seront-elles suffisantes pour garantir la sécurité des passagers face au développement de navires de croisière de plus en plus grands et sophistiqués ? En effet, malgré la tragédie du Costa Concordia, la construction de navires de croisières mastodontes des mers est en plein essor, les nouveaux navires étant toujours plus gros que les précédents. A l'heure actuelle, le plus gros navire de croisière est l'Icon of the Seas, entré en service en janvier 2024. Il a une capacité maximale de 7 600 passagers (plus 2 350 membres d'équipage, soit 9 950 personnes au total), contre 3 780 passagers pour le Costa Concordia (plus 1 100 membres d'équipage, soit 4 880 personnes au total) et 2 4356 passagers pour le Titanic (plus 885 membres d'équipage, soit 3 320 personnes au total). En dehors de l'aspect environnemental ou de la pression sur les ports exercée par ces navires de croisières, cette course au gigantisme pose sérieusement la question de la sécurité maritime : en cas d'accident nécessitant l'abandon du navire, sera-t-il possible d'évacuer à temps l'ensemble des passagers et membres de l'équipage ? Faudra-t-il faire face à une nouvelle tragédie, d'une plus grande ampleur que le Costa Concordia, pour que la course s'arrête ?
6 Attention ce chiffre varie dépendant des sources, chiffre tiré de https://www.cite-sciences.fr/archives/francais/ala_cite/ expo/tempo/titanic/expo/carte_identite.htm