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La marée noire au large de Singapour : l’occasion de revenir sur les dangers liés à l’existence d’une « dark fleet » dans l’industrie pétrolière, et les difficultés à y faire face.

Par Bénédicte Receveur et Thaïs Bourenane

Introduction

 

Le 19 juillet 2024, une collision maritime a eu lieu entre deux pétroliers, au large de Singapour, près de Pedra Branca. D’une part le « Hafnia Nile », qui navigue sous pavillon singapourien, et d’autre part le « Ceres I », enregistré à São Tomé-et-Príncipe. L'accident s'est produit vers 6h15 du matin, entraînant des incendies à bord des deux navires.

 

Tous les membres d'équipage, au nombre de 62, ont été secourus. L'équipage du Hafnia Nile a été pris en charge par un navire de la marine singapourienne, le RSS Supreme, tandis que des hélicoptères de l'armée de l'air singapourienne ont participé aux opérations de secours. Deux membres de l'équipage de Ceres I ont été évacués d'urgence vers un hôpital pour des soins médicaux.

 

L'incident a également causé une fuite d'hydrocarbures dans la zone, ce qui a conduit à des opérations de lutte contre la pollution du milieu marin, et à une enquête, menée par les autorités maritimes de Singapour et de Malaisie. Ce n’est cependant pas le risque encouru par les vies humaines à bord qui a le plus défrayé la chronique. En effet, le Ceres I est connu pour transporter « du pétrole iranien en violation des sanctions américaines ». Il appartient, en ce sens, à la « dark fleet ».

 

La dark fleet est une flotte composée de navires engagés dans des activités illégales, qu’il s’agisse de contourner des sanctions ou de s’adonner à d’autres activités illicites, en contournant la réglementation internationale en matière de sécurité et d’environnement. L’organisation maritime internationale (OMI), qui a pour but d’« encourager l'adoption générale de normes aussi élevées que possible en ce qui concerne la sécurité maritime et l'efficacité de la navigation, et la prévention de la pollution des mers par les navires et la lutte contre cette pollution »décide d’agir contre cette dernière. Par sa résolution A.1192(33) du 6 décembre 2023, elle encourage les états et parties intéressées à prendre des mesures à l’encontre de cette flotte. L’ancien secrétaire général, Arsenio Domininguez, indique que la première intention poursuivie par l’adoption de celle-ci est la préservation de l’environnement marin.

Dans cette résolution, elle apporte des éléments permettant de déterminer quels types de navires relèvent la dark fleet. Il est question de bâtiments qui cherchent à échapper aux contrôles en altérant, voire en désactivant intentionnellement leur système d’identification automatique AIS. Ces navires ne sont pas correctement assurés, et ils cherchent à dissimuler leur destination ou l’origine de leur cargaison. Il est difficile d’établir leur propriété. En effet, ils font, le plus souvent, appel à des sociétés écrans pour leur enregistrement, et leur pavillon est, généralement, celui d’États dits « de libre immatriculation ».

 

De fait, les états et autres organisations intéressées par le développement d’une telle flotte mettent en place « une stratégie d’évitement reposant sur la création de sociétés écrans d’armateurs, ne disposant pour certaines que d’une simple adresse postale et ne gérant parfois qu’un unique navire. La structure légale de ces entités rend par ailleurs souvent complexe l’identification de leurs propriétaires réels. Ces sociétés achètent de vieux navires qu’elles renomment ensuite pour les faire naviguer sous un pavillon de complaisance. » 

 

Une dark fleet, également appelé ghost fleet, flotte fantôme, ou encore flotte « noire », peut être développée par différents types d’entités. Il peut s’agir d’États sous l’emprise de sanctions, ou alors d’organisations terroristes, comme c’est le cas pour Al Qaïda, qui « aurait disposé avant le 11 septembre 2001 d’une « Marine » qui comprenait à l’époque quelque 28 navires de haute mer opérant sous le couvert de compagnies enregistrées sous différents pavillons : Liberia, Tonga, Panama, Belize ainsi que l’île de Man ». Les Tigres Tamouls ont quant à eux développés « une flotte fantôme [de 44 navires] à partir de 1984 ». Une ghost fleet peut aussi être développée par des industries issues du secteur privé, comme c’est le cas pour l’industrie thonière, qui souffre des proportions prises par cette dernière sur le marché. Elle est, en effet, responsable en 2016, de 600 000 tonnes de captures annuelles. Il est entendu que « cette flotte crée ainsi des distorsions de marché, et rend difficile la gestion des quotas et captures ». Le risque de surpêche ainsi créé présente un danger évident pour l’environnement marin.

Un autre secteur présente une flotte fantôme très active. Il s’agit de l’industrie pétrolière. La menace environnementale que représente l’existence de ces navires est mise en lumière par l’accident du 19 juillet dernier. Ce sont les préoccupations qu’elle fait naître à ce niveau qui guide aujourd’hui la rédaction de cet article, suivant l’interrogation suivante : Quel est le danger pour l’environnement marin lié à l’existence d’une flotte fantôme de navires effectuant du commerce d’hydrocarbures en violation des sanctions internationales, et que font les états pour se prémunir contre celui-ci ? Pour répondre à ce questionnement, il convient dans un premier temps de déterminer l’ampleur de la menace (partie 1), avant de s’intéresser au cadre répressif organisé (partie 2).

Partie 1 : L’essor d’une flotte dangereuse pour l’environnement marin

 

Tout d’abord, nous nous intéresserons aux conditions de développement d’une flotte fantôme dans le milieu du pétrole, ainsi qu’à l’importance de cette dernière (1). Nous évaluerons ensuite les dangers qu’elle présente pour l’environnement marin (2).

 

1. Le développement et l’importance de la dark fleet en matière de transport pétrolier

 

Une dark fleet s’est développée sur le marché du pétrole, en réponse aux sanctions qui visent son commerce, principalement pour l’Iran, le Venezuela ou la Russie.

 

Concernant l’Iran, l’exportation de son pétrole est interdite par les États-Unis en 2018. Le conseil de l’Union européenne avait promulgué un pareil embargo en 2012, mais celui-ci est levé par la signature de l’accord de Vienne en 2015, « en échange du gel et de la mise sous contrôle international du programme nucléaire iranien pour au moins dix ans ». Cette levée des sanctions est entérinée par la résolution 2231 des Nations-Unies. Cependant certaines des entreprises européennes ayant des intérêts dans le secteur du transport maritime pétrolier respecte l’interdiction étasunienne, dans le but de préserver leurs relations commerciales avec ce pays. Cette situation de fait conduit à l’émergence d’une flotte clandestine, à laquelle appartenait, en outre, le Ceres I, responsable de la marée noire au large de Singapour.

 

Pour le Venezuela, les sanctions qui visent l’export de son pétrole sont, elles aussi, décidées par les États-Unis. Dans le but de destituer le président Nicolas Maduro, un embargo est promulgué en 2019. Il y a eu un assouplissement de celui-ci, en 2022, pour l’organisation d’élections libres. Mais les États-Unis considèrent que le pays n’a pas tenu ses engagements et réitèrent les sanctions concernant les secteurs pétrolier et gazier du pays, en janvier 2024. En réponse à ces dernières, le pays, dont l’économie repose à 95 % sur le commerce de « l’or noir », a progressivement développé une dark fleet, composés de « tankers vieillissants et clandestins ».

 

Enfin, en ce qui concerne la Russie, en juin 2022, le conseil de l’Union européenne (UE) décide « d’interdire l'achat, l'importation ou le transfert de pétrole brut et de certains produits pétroliers de la Russie vers l'UE ». À cet embargo, vient s’ajouter, en décembre, un plafonnement du prix du baril par l’UE, le G7 et l’Australie. Ce mécanisme s’accompagne de l’interdiction, pour les entreprises basées dans ces pays, de fournir les services nécessaires au transport maritime, comme l’assurance, en ce qui concerne le commerce du pétrole russe qui ne respecterait pas le plafond instauré.

 

Ces sanctions, qui visent à saper les revenus de la Russie, dont elle dépend pour mener sa guerre contre l’Ukraine, entrainent « le développement de pratiques de contournement en tout genre et l'émergence de sociétés-écrans à la structure de propriété opaque ».

Du fait de l’ensemble des sanctions visant l’industrie pétrolière, la flotte fantôme a pris de l’importance ces dernières années. Une augmentation de 17% du nombre de navires clandestins est constatée en 2024, imputée au cumul des sanctions visant la Russie et le Venezuela. On évalue leur nombre à « 787 unités au niveau mondial […], soit l'équivalent de 8,5 % de la capacité totale des pétroliers ». Le ministère des Armés se montre prudent, quant à cette évaluation, du fait de la difficulté d’identifier de tels navires. Il estime que « si environ 500 tankers sont considérés comme faisant très probablement partie de la flotte fantôme du fait de leurs activités passées, ce sont plus largement près de 1900 navires qui sont soupçonnés d’y participer. » La multinationale S&P Global considère, elle, que ces navires représentent 10 % de la flotte mondiale du secteur.

 

Le développement de cette économie parallèle, clandestine pour le monde occidental, repose principalement sur des tankers de seconde main. Effectivement, on observe un marché de l’occasion en plein essor. L’armateur Flex LNG constate ainsi la vente d’unités anciennes à prix d’or, « suggérant qu’une flotte obscure parallèle pourrait être en train de se former ». Le gouvernement relève également « une hausse de prix historique des tankers d’occasion ». Cette dynamique serait corrélée à l’expansion de la dark fleet, « les achats étant réalisés par des armateurs non identifiés dans 38 % des ventes». 

 

L’existence de cette flotte « noire » constitue un véritable défi pour les autorités occidentales. En sus des problèmes d’ordre géopolitique ou économique qu’elle génère, on note qu’elle représente un véritable danger pour l’environnement marin, de par la qualité de ses unités. C’est ce danger, qui, principalement, motive l’OMI à agir, par sa résolution A.1192(33) de 2023.

 

2. Un véritable danger pour l’environnement marin créé par la qualité des navires clandestins ainsi que leurs pratiques

 

En effet, il est communément admis que les navires clandestins sont de mauvaise facture. Ils sont anciens et mal entretenus. Les adjectifs sont nombreux pour les décrire ainsi. On évoque même des « vieux navires bons pour la casse ». Christopher J. Wiernicki, PDG de la société de classification ABS, s’inquiète de la médiocrité des inspections autorisant leur navigation. Elles sont souvent réalisées par des états de libre immatriculation et ne permettent pas de s’assurer correctement de l’aptitude du navire à affronter les périls de la mer.

 

Ces navires risquent donc d’être victimes d’accidents de mer, telle une avarie, un abordage, ou un naufrage. Cet accident peut entrainer la perte de la cargaison du navire impliqué, ou la percée d’une citerne à combustible. Dans le secteur du transport pétrolier, dans ces deux cas, l’événement a pour conséquence le déversement en mer de pétrole, ou autres hydrocarbures.

 

Un rejet à la mer d’hydrocarbures peut également être le résultat d’opérations volontaires. Il aura lieu lors d’opérations de dégazage, « ayant pour but de débarrasser les citernes d'un pétrolier des gaz qui y subsistent après le déchargement de sa cargaison », ou bien d’opérations de déballastage, qui consiste à opérer une « vidange de l’eau prises comme lest par un navire ». L’eau rejetée à la mer lors de ces opérations contient des traces plus ou moins importantes d’hydrocarbures, contenues à l’origine dans ses citernes, ou cuves, avant leur purge. Enfin, une pollution peut également résulter du rejet par le navire de ses ordures et des eaux usées.

 

Ces opérations sont encadrées par les annexes IV et V de la convention MARPOL 73/78. Son annexe I, quant à elle, définit des seuils limite de contamination aux hydrocarbures, pour les rejets. Ceux-ci sont d’autant plus sévères au sein de certaines zones dites « spéciales ». Il existe 10 zones ainsi définies, qui présentent des caractéristiques particulières au niveau océanographique et écologique. Cette annexe contient également des dispositions qui intéressent la conception des navires transportant des hydrocarbures, afin d’augmenter la résistance face aux accidents. 

Par ailleurs, dans cette optique, l’Union européen les oblige, depuis 2003, à présenter une structure à double coque. Les pétroliers à simple coque sont donc interdits de séjour dans les eaux européennes.

 

Ces réglementations, qui visent à assurer la sécurité du transport maritime, afin que ce dernier ne nuise pas à l’environnement, n’ont pourtant que peu d’effet sur les navires de la dark fleet. Par définition, ces derniers cherchent à échapper à la réglementation internationale et aux contrôles qui visent à s’assurer de sa bonne application.

 

Les accidents, ainsi que les mauvaises pratiques, sont préjudiciables pour les écosystèmes à plus d’un titre. Ils constituent une pollution du milieu marin, définit par l’article 1 de la convention de Montego Bay comme « l’introduction directe ou indirecte, par l’homme, de substances ou d’énergie dans le milieu marin [...], lorsqu’elle a ou peut avoir des effets nuisibles tels que les dommages aux ressources biologiques et à la faune et la flore marines, risques pour la santé de l’homme, entrave aux activités maritimes [...], altération de la qualité de l’eau de mer du point de vue de son utilisation et dégradation des valeurs d’agrément ». Et en effet, l’introduction d’hydrocarbures et autres produits toxiques dans le milieu marin a des effets délétères sur ce dernier.

 

Un article du Cedre, organisme agréé, spécialiste des pollutions accidentelles des eaux, écrit en partenariat avec IRM, l’institut des risques majeurs, nous éclaire sur les conséquences d’un tel événement. Selon celui-ci, deux types de phénomènes sont à l’œuvre concernant les hydrocarbures. En premier lieu, c’est celui de la dispersion difficile de ces types de produits dans la colonne d’eau, « plus persistant dans l’environnement, ils auront des effets par engluement de la flore et de la faune sauvage ». Ensuite, c’est le phénomène de dissolution, qui entraine son « assimilation par des organismes vivants ». Ces processus sont toxiques pour l’environnement. Pour en parler, l’article évoque le terme d’écotoxicité. Celle-ci est directe ou indirecte, et concerne la pollution causée par les hydrocarbures ainsi que toute autre substance nocive alors déversées.

Directement, elle peut avoir des effets létaux, ou sublétaux, qui mettent en péril la survie d’une espèce, par l’altération des fonctions vitales de ses individus. Elle peut aussi avoir des effets secondaires qui concernent la modification « de propriétés organoleptiques de la chair des animaux ou des tissus végétaux utilisés pour la consommation humaine ». Les effets indirects de l’écotoxicité sont quant à eux responsable de modifications à l’échelle d’une population, avec une « modification des espèces dominantes ou une diminution, voire une perte, de la biodiversité ».

 

La flotte fantôme de l’industrie du pétrole, constituée par des navires vieillissants et mal entretenus, qui tentent d’échapper à la réglementation internationale, fait ainsi peser une menace significative sur l’environnement.

 

Cette menace est aggravée par les pratiques d’une telle flotte. Afin d’échapper à la vigilance de certains états côtiers, les transferts de marchandise sont souvent réalisés dans des conditions dangereuses au grand large, dans les eaux internationales, et donc en pleine mer, directement de navire à navire. Ces transferts ship-to-ship (STS) « servent à complexifier le suivi précis du cheminement des cargaisons d’hydrocarbures et l’application des sanctions correspondantes. »

 

Les risques ne sont pas hypothétiques. Des pollutions bien réelles, liées aux activités de la dark fleet du secteur pétrolier ont d’ores et déjà été constatées. La marée noire au large de Singapour est l’exemple le plus récent. Cependant, on peut également citer l’accident de février, en mer des caraïbes, près de l’archipel de Trinité-et-Tobago, « laissant s’échapper du pétrole et souillant près de 15 km de plage ». Le navire ferait le commerce du pétrole vénézuélien sous sanctions. Ce commerce a aussi donné lieu en 2019 à « une marée noire historique avec 2000 km de côtes affectés ». Celle-ci a été causée par l’échouement d’un pétrolier. Un nouvel incident de ce type intervient en 2023. Enfin, on peut aussi citer l’explosion, en mai, cette année-là, du tanker Le Pablo, au large de la Malaisie. Les activités de ce dernier, qui a changé 4 fois de pavillon, étaient scrutées par l’ONG United against nuclear Iran (UANI), dans le cadre du commerce proscrit de pétrole iranien.

 

Les conséquences de ces accidents sont, par ailleurs, difficilement traitées par les autorités du fait de l’absence d’assurance des navires clandestins, et de l’opacité de leur propriété. En effet, les opérations de lutte contre la pollution sont extrêmement couteuses à être mises en œuvre pour les états touchés par ses effets. Ces derniers, dans leur recherche de responsabilités, se retrouvent face à des société écrans, sans existence réelle. De plus, ces navires étant soit mal assurés, soit non-assurés, il sera difficile, voire impossible, d’obtenir un dédommagement.

 

Concrètement, en ce qui concerne l’accident de 2023 au large de la Malaisie, cela « a conduit à ce que l’épave reste à flot […] pendant près de six mois. [Et] ce n’est qu’en janvier 2024 que les autorités malaisiennes ont finalement décidé de remorquer à leurs frais le Pablo dans un site de démolition en Indonésie ». Il est donc vital de lutter contre le développement de cette flotte fantôme, dont l’expansion entraine une élévation du danger.

 

Partie 2 : Le développement progressif d’un cadre répressif pour répondre à la menace

 

Afin de répondre à ce danger, le cadre conventionnel mis en place peut être mobilisé par les États (1), qui seront d’autant plus impliqués dans la lutte contre cette flotte fantôme à un niveau régional (2).

 

1. Des obligations générales en matière de contrôle par les états à renforcer

 

Afin de se prémunir contre la menace représentée par la dark fleet, la communauté internationale a déployé un cadre conventionnel pertinent. Celui-ci nécessite, cependant, l’implication des États pour le mettre en œuvre, et ainsi permettre une meilleure surveillance de ces activités, et imaginer parvenir à les éradiquer. Tout d’abord, la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM), adoptée en 1982, constitue la base du droit maritime international. Elle établit les droits et responsabilités des États dans leurs dans leurs différentes zones maritimes de compétence, et des règles relatives à la sécurité et à la protection des océans. Les navires de la dark fleet contreviennent souvent à ces règles, en opérant clandestinement dans des zones économiques exclusives (ZEE), sans autorisation, ou en trafiquant dans des zones où la pêche ou l'extraction de ressources sont strictement régulées.

 

L'OMI est l'agence spécialisée des Nations Unies pour la sécurité maritime et la prévention de la pollution marine. Elle a établi plusieurs conventions pour réguler les pratiques des navires marchands :

 

• Convention SOLAS (Safety of Life at Sea) : Cette convention exige que les navires disposent de systèmes d’identification automatique (AIS) actifs pour permettre leur suivi. Les navires de la dark fleet désactivent souvent leur AIS pour éviter d’être localisés, ce qui constitue une violation des dispositions de SOLAS.

 

• Convention MARPOL : Cette convention concerne la prévention de la pollution par les navires. Les dark fleets, en raison de leurs opérations illégales, peuvent violer ces normes environnementales strictes, en particulier en ce qui concerne la pollution par les hydrocarbures.

 

Par ailleurs, les navires de la dark fleet sont connus pour masquer les origines de leurs cargaisons, via des méthodes comme les transferts de pétrole, dit Ship-to-Ship, entre navires en haute mer, ou le changement fréquent de pavillon.

 

Le 11 septembre dernier, le journal « Le Marin » annonçait que le Royaume-Uni prenait de nouvelles sanctions visant la dark fleet de navires au service de la Russie « pour l’exportation de son pétrole, en contournant les restrictions occidentales décidées depuis l’invasion de l’Ukraine ».

 

Le bureau américain Office of Foreign Assets Control est responsable de l'application des sanctions prononcées par les États-Unis, responsable de la majeure partie d’entre elles. Les navires opérant dans la dark fleet risquent d’être ajoutés à des listes noires s'ils sont identifiés comme violant les régimes de sanctions 49 .

 

Les États et les organisations régionales mettent en œuvre des systèmes de surveillance internationaux basés sur des satellites pour suivre les mouvements des navires. On peut mentionner, à cet égard, le système de suivi Long Range Identification and Tracking (LRIT), développé par l’OMI ou encore les logiciels de contrôle et de détection CleanSeaNet et SafeSeaNet de l’agence européenne pour la sécurité maritime (AESM). Le système satellitaire mis en place par cette dernière couvre notamment 15 milliards de km2 . Ces initiatives incluent l'utilisation de données AIS pour surveiller les comportements suspects des navires qui désactivent leurs transpondeurs ou qui modifient artificiellement leur trajectoire pour éviter la détection.

 

D’autre part, le contrôle des navires par l’État du pavillon (Flag State Control) et l’État du port (Port State Control) constitue une partie essentielle du cadre international visant à garantir la sécurité maritime, et à lutter contre les activités illégales, telles que celles menées par la dark fleet. Voici les différents aspects de ces contrôles :

 

Premièrement, selon la CNUDM, l’État du pavillon est responsable de veiller à ce que les navires battant son pavillon respectent les règles internationales, telles que celles établies par l’OMI, notamment en matière de sécurité et de protection de l’environnement (Convention SOLAS, MARPOL, etc.). L’État du pavillon doit s'assurer que ces navires sont inspectés régulièrement et sont en état de naviguer en toute sécurité. Cependant, les navires de la dark fleet sont souvent immatriculés dans des États offrant des "pavillons de complaisance", c’est-à-dire des juridictions où la réglementation est plus souple, et où le contrôle est minimal. Ces États sont moins stricts concernant les inspections et les normes de sécurité, ce qui permet aux navires de la dark fleet de contourner les régulations internationales .Certains États du pavillon ne remplissent donc pas pleinement leur rôle, en tolérant des pratiques douteuses, telles que la manipulation de l’AIS (Système d’Identification Automatique), ou en fermant les yeux sur les transferts illicites de cargaisons (par exemple, les opérations Ship-to-Ship).

Le contrôle par l’État du port devient alors un mécanisme crucial, pour relever les infractions commises par les navires qui échappent au contrôle de leur État du pavillon. Lorsque les navires accostent dans un port, l’État du port peut les inspecter afin de vérifier leur conformité avec les normes internationales, telles que celles fixées par les conventions de l'OMI. Le régime de contrôle par l'État du port est régi par plusieurs protocoles internationaux, comme l'Accord de Paris sur le contrôle par l'État du port (Paris MoU), qui établit des critères pour les inspections. Les autorités portuaires peuvent, ainsi, détecter des infractions telles que la falsification des documents, l’absence de systèmes AIS actifs, ou des transferts illégaux de cargaisons. Les navires de la dark fleet sont particulièrement vulnérables lors de ces inspections, car ils manipulent souvent les documents et désactivent leurs transpondeurs pour dissimuler leurs activités. Enfin, si un navire ne satisfait pas aux normes requises, il peut être retenu dans le port jusqu'à ce que les corrections nécessaires soient apportées. Cette pratique est un puissant moyen de dissuasion pour les navires opérant illégalement, bien que les navires de la dark fleet cherchent souvent à éviter les ports soumis à des contrôles rigoureux.

 

Il existe donc une synergie indéniable entre ces deux types de contrôle pour lutter efficacement contre la dark fleet. Les États du pavillon et les États du port ont un rôle complémentaire. Tandis que l’État du pavillon est censé garantir la conformité avant même que le navire ne quitte le port d’origine, l’État du port offre une dernière ligne de défense en effectuant des inspections sur les navires étrangers. Cette double couche de régulation est essentielle pour repérer les navires impliqués dans des activités clandestines ou illégales, comme ceux de la dark fleet.

 

Chacune des régions du monde étant exposées à un risque variable, lié à la dark fleet. Elles peuvent choisir, au besoin, de renforcer le cadre répressif mis en place au niveau international.

 

2. La multiplication d’actions au niveau régional

 

Au vu de l’important cumul des sanctions actuels, et donc, de l’essor de la dark fleet, on assiste à la multiplication d'actions au niveau régional. Celles-ci recouvrent plusieurs initiatives et mécanismes mis en place par des blocs régionaux, comme l'Union européenne, pour lutter contre les activités illégales des navires impliqués dans des opérations clandestines. Ces actions sont de différents aspects :

 

• Renforcement de la coopération entre États : Les gouvernements d’un même bloc régional partagent de plus en plus d’informations concernant les navires suspects, les transferts de cargaisons en mer, et donc, les activités de la dark fleet. L’objectif est de coordonner la réponse apportée à la menace qu’elle représente, et de mutualiser les ressources pour mieux surveiller les routes maritimes.

 

• Port State Control renforcé : Des ensemble régionaux, comme l’Union européenne, ou celui des signataires du Memorandum de Paris, intensifient les inspections dans les ports pour identifier et sanctionner les navires qui ne satisfont pas aux règles de sécurité ou de protection de l’environnement. Cela comprend également le ciblage des navires qui désactivent leur Système d’Identification Automatique (AIS), technique courante chez les opérateurs de la dark fleet.

 

• Accords sur les sanctions économiques : La mise en œuvre et le durcissement des sanctions, contre les États ou les entités liés à la dark fleet, sont renforcés par l’adoption de certaines mesures régionales. Par exemple, les États européens, en partenariat avec le G7, ont adopté des mesures restrictives visant les navires russes pour empêcher le contournement des sanctions liées au pétrole. Ces efforts incluent le renforcement des sanctions financières et des embargos sur les compagnies maritimes impliquées.

 

• Technologies de surveillance : Plusieurs pays, au sein des blocs régionaux, investissent dans des technologies de surveillance satellitaire pour suivre les mouvements des navires, même dans des zones éloignées ou des eaux internationales. Ces technologies permettent de repérer les comportements suspects, comme les arrêts fréquents pour des transferts illégaux de cargaisons, et les transferts Ship-to-Ship.

 

Le « Call to action », de 2024, des États européens contre la dark fleet, vise particulièrement les navires russes contournant les sanctions. Il se concentre sur le renforcement de la sécurité maritime et l'application des réglementations internationales. Les pratiques trompeuses de la flotte fantôme violent en effet les normes internationales de sécurité, et entraine un danger pour l’environnement. En réponse, le Royaume-Uni et plusieurs pays européens ont donc proposé une approche coordonnée pour renforcer les sanctions et améliorer leur application. Cet effort, souligné lors d'une réunion en juillet 2024 en Grande-Bretagne, met l'accent sur :

 

• Le partage d’informations entre les gouvernements pour mieux suivre les activités de la dark fleet.

 

• L’application stricte des réglementations en matière de sécurité, d'assurance et de protection de l'environnement par les États du pavillon et les États du port, en particulier lors des transferts à risque entre navires.

 

• Une collaboration accrue avec les acteurs privés, y compris les propriétaires de navires, les opérateurs et les assureurs, pour signaler et prévenir les activités illégales de la dark fleet.

 

Cette initiative fait suite aux mesures encouragées par l'Organisation Maritime Internationale (OMI) dans sa résolution A. 1192(33), et soutenues par l'Union européenne, dans le but de réduire les risques que ces navires représentent à l’égard de commerce mondial et de la sécurité maritime.

 

En résumé, les actions régionales contre la dark fleet visent à coordonner les efforts législatifs, renforcer les contrôles et utiliser les nouvelles technologies pour surveiller et sanctionner les navires qui cherchent à opérer en dehors des lois internationales. Le danger créé par la dark fleet se fait plus présent aujourd’hui. Les états redoublent ainsi d’effort afin de l’enrayer, mais cette lutte contre des navires fantômes présentent de véritables défis.

​Bibliographie

Articles :

- H. EUDELINE, « Le terrorisme maritime, une nouvelle forme de guerre », Outre-Terre, 2010/2 n° 25-26. pp. 83-99. https://doi.org/10.3917/oute.025.0083

- H. EUDELINE, « Aux origines du terrorisme maritime, les Tigres tamouls », Outre-Terre, 2010/2 n° 25-26. pp. 75-81. https://doi.org/10.3917/oute.025.0075.

- C. PEYTOUR, « Quelles sont les sanctions contre l’Iran encore en vigueur », Le Monde, 8 mai 2018

- F. NODÉ-LANGLOIS, « Les nouvelles sanctions américaines contre l’Iran entrent en vigueur », Le Figaro, 4 novembre 2018

- Le Monde avec AFP, « L’embargo américain sur le pétrole vénézuélien entre en vigueur », 28 avril 2019

- Ouest France avec AFP, « Le pétrole russe plafonné à 60 dollars après l’accord du G7 et de l’Australie », 3 décembre 2022

- Le Marin, « Focus | L’essor de la dark fleet de tankers fait craindre des accidents pétroliers », 21 avril 2023

- Le Figaro avec AFP, « Venezuela : les États-Unis réactivent des sanctions contre le secteur pétrolier », 30 janvier 2024

- R. LAURENT, « « Ils sont dangereux » : ces navires fantômes contournent les embargos sur l’exportation de pétrole », Ouest-France, 28 février 2024

- Ministère des armées (CESM), « La flotte fantôme », Brève Marine n°284, 4 avril 2024.

- A. DESCAMPS, « Vers l’émergence d’une flotte clandestine de méthaniers ? », Téma transport et logistique, le journal de la Marine Marchande, 12 juin 2024

- S&P Global « INTERVIEW: IMO's net-zero 2050 needs more green fuels at acceptable price”, 19 juin 2024

- M. TRIL, « European nations unite to combat Russia’s sanction-evading oil fleet », Euromaidanpress, 16 juillet 2024

- Le Marin avec AFP, « Deux pétrolier, dont l’un appartient à la dark fleet, ont pris feu au large de Singapour », 19 juillet 2024

- M. SCHULER, « UK leads European initiative to combat Russia’s ’Shadow Fleet’ », gCaptain, 19 juillet 2024

- Editorial team, « Fires erupts on two tankers following collision off Singapore », Safety4Sea, 22 juillet 2024

- H. MARTENS, « M’sian coast guard detains oil tanker involved in collision near Pedra Branca », Mothership, 22 juillet 2024

- A. DESCAMPS, « Flotte clandestine : le pétrolier chinois en fuite après sa collision avec un chimiquier a été intercepté », Journal de la Marine Marchande, 22 juillet 2024

- V. DE GRAFFENRIED, « La menace grandissante de la «flotte fantôme», arme russe pour contourner les sanctions », Le Temps, 7 août 2024

- A. CORSONI-HUSAIN, « UK toughens sanctions against Russian « shadow fleet » and issues call to action on maritime safety », Harneys, 13 août 2024

- Le Marin, « Le Royaume-Uni impose de nouvelles sanctions contre dix navires de la flotte fantôme russe », 11 septembre 2024

 

Conventions internationales :

- Convention portant création de l’Organisation maritime internationale de 1948

- Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires, dite « Convention MARPOL 73/78 », adoptée en 1973, et ses annexes

- Convention des nations unies sur le droit de la mer, dite « Convention de Montego Bay », de 1982

- Convention Safety of Life at Sea, dite « SOLAS », 1er novembre 1974

- Memorandum d’entente de Paris sur le contrôle des navires par l’Etat du port, 26 janvier 1982, Paris

 

OMI :

- IMO, Resolution A. 1192(33), « Urging member states and all relevant stakeholders to promote actions to prevent illegal operations in the maritime sector by the “dark fleet” or “shadow fleet” », adopted on 6 December 2023

 

Rapports :

- M. LECOMPTE J. ROCHETTE R. LAPEYRE et Y. LAURANS, « Les filières thonières mondiales : pêcheries, marchés et durabilité », IDDRI (développement durable & relations internationales), Septembre 2017

- P. BONNECARRÈRE, « Proposition de résolution au nom de la commission des affaires européennes, en application de l'article 73 quater du Règlement, sur l'extraterritorialité des sanctions américaines : Extraterritorialité des sanctions américaines : Quelles réponses de l'Union européenne ? », rapport d’information n°17 fait au nom de la commission des affaires européenne du Sénat, 4 octobre 2018

 

Documents de droit mou:

- The « Shadow Fleet”: a call to action, Blenhein Palace, 18 juillet 2024

 

Résolution dans le cadre des nations-unies :

- Résolution 2231(2015), adoptée par le conseil de sécurité le 20 juillet 2015

 

Documents dans le cadre de l’Union européenne :

- Règlement (CE) n° 1726/2003 du Parlement européen et du Conseil du 22 juillet 2003 modifiant le règlement (CE) n° 417/2002 relatif à l'introduction accélérée des prescriptions en matière de double coque ou de normes de conception équivalentes pour les pétroliers à simple coque

- Conseil de l’Union européenne, « Agression de la Russie contre l'Ukraine : l'UE adopte un sixième train de sanctions », communiqué de presse, 3 juin 2022

 

Sitographie :

- Dictionnaire Larousse en ligne.

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